Jean-Paul TRICHET - Section 8

(ne pas perdre de vue qu' 1 année-lumière vaut 9461 milliards de kilomètres même si cela ne veut pas "dire" grand chose)

APRES LA FIN ou suite et fin de l'histoitre de Thomas en prologue à celle de Vincent (last picture).

 C'est pas Bach, c'est l' Autre, le mien, le Grand Maître aveugle trop fidèle aux organistes et la plainte fait foi par elle-même. L'écriture sur la nuit est lumineuse tout autant qu'un ciel de Van Gogh. Enfant, (on avait beau me le désigner du doigt "Il est là-haut, il est caché, tu ne peux pas le voir...") j'avais le sentiment que la musique venait de partout et donc qu'elle était du domaine de l' Intouchable, l'impression qu'elle s'élevait du sombre, montait sous la voûte et vivait comme un rêve. La nuit est nue et débarrassée du jour.

Tout repos est temporaire. Le sommeil est calme et la nuit trop oublieuse.

Dans le confessionnal, le prêtre murmure: "nul ne connaît le Fils, si ce n'est le Père, et nul ne connaît le Père, si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler".

Thomas ne sait pas de quel corps il provient: il a été mis sur terre sans même une étoile pour le guider.

Impossible de vivre en étant pour la mort. Cet enfant là, il a été lancé dans l'univers comme une boule de billard dont la terminaison est le trou.

"Si tu crois qu'ça va durer toujours!

Tu te trompes! fillette, fillette." Oui je me trompe, mais cela fait tellement de bien. Je veux y croire.

Toute la vie devant moi, à dix comme à trente comme à soixante ans, cela ne me suffira jamais.

Faut pas chercher pour trouver. La foi , elle vous tombe dessus, comme sur la tête à Claudel, c'est du moins ce que m'a confié un très vieux monsieur, dans une église, qui venait de perdre sa femme. Mais je me fais penser à un chien qui serait condamné à chercher son os après avoir perdu son flair.

Toute absence est absence du Père. La mère est imprimée dans l'épaisseur de la peau de l'enfant, pas le père. L'origine de Thomas est douteuse: il ne sait plus où il y en est de lui.

La tête soumise entre mes mains, je me mets à genoux sur l'horrible paille et prie. "mon Diable" laissez-nous pour un temps. Je me chante tout bas à moi-même cette sale pensée entre toutes: "Qu'avons-nous fait pour mériter cela?" Rien que nos stupides décisions qui toutes mises bout à bout, font un chapelet d'atrocités. Au coeur des villes des enfants s'amusent aux "tournantes": ils violent et font crier de souffrance des enfants-femmes qu'ils font mine de croire consentantes. C'est nous les Hommes qui permettons toutes les mutilations et allons dormir lavés du savon noir de la bonne conscience. A Toi les inconscients et les mal-lucides: je te les laisse, tu peux les écorcher vifs et t'en faire des victimes éternelles.

Quant à Vous, Monsieur, Thomas sera peut-être le premier à s'échapper du piège. La mort des enfants n'est pas le moindre scandale. Le théologien trébuche et les parents pleurent. Tous les jours, tous les jours, à chaque minute, par milliers ou par millions, ILS tombent comme des insectes nuisibles foulés par les gros sabots d'un géant monstrueux. Ne dites rien, n'y pensez pas. Oubliez. Oublions. Passons notre chemin. Tout cela n'est rien.

Annoncés par l'encens, le plein jeu, le stentor et les cornets se déchaînent.

Une jeune fille noire, fausse descendante des bonnes de curés, serpille les losanges à grande eau. Je me demande de quoi donc elle essaie tant de les laver. Ce n'est pas que cette histoire soit absurde qui nous gêne tant mais c'est qu'elle ne se joue pas sans souffrance.

L'organiste a renversé son tabouret en partant: les aveugles sont maladroits.

Les nuages sont arrivés juste au moment où la lumière électrique s'est éteinte. Je me demande si les nuits où la lune n'est pas là, il reste un seul cierge pour éclairer ce refuge. J'ai beau chercher c'est plus obscur que dans une chambre d'enfant. Pas une seule veilleuse pour se sortir de l'impasse. Si le noir était comme une tache d'encre, il pourrait nous guider...

Sur le noir des grandes feuilles de Canson, j'écrasais des gros tubes de gouaches blanches et cela me faisait rire aux éclats. Dieu que la vie était simple: à chaque problème une solution. Maintenant, il n'y a personne pour nous apprendre à puiser l'énergie qu'il faut pour peindre sur le néant d'une page blanche.

Un jour on fera sauter tous les barrages du sur-moi et on transpirera de jouissance dans l'enfer des possibles. Moi aussi, dans le désordre du cul "je vois un vitrail de plus" avec des fantômes de bonheur et d' éternité. Mais dès que le portail s'ouvre sur la lumière de la rue je me retrouve encore et toujours avec ma vocation pour la disparition.

Le flash impoli d'un touriste m'a sorti d'un mauvais songe.

Post tenebrae lux

 


 

11- Lune : luna. Au très beau milieu de la nuit, juste entre lune et mars, je me suis relevé pour braquer la lunette astronomique vers l'impossible planète de Thomas.

Deux-cent cinquante millions d'années pour faire le tour de la galaxie.

Quand la nuit était couverte et que je me promenais tard dans le jardin, mon grand-père me disait : "Il n'y a pas d'étoiles cette nuit", et je comprenais que le ciel était vide. Il avait beau m'expliquer, j'étais certain qu'il me mentait et que nous étions plongés dans le noir comme quand il y a une panne d'électricité. "Pèpère" était électricien et me parlait souvent du Grand Architecte du monde, du Grand Horloger, du Grand Ouvrier mais jamais de Dieu. La guerre mondiale lui avait tout appris des horreurs de l'homme mais il croyait encore en un agencement intelligible et sensé de l'univers. Enfant, je l'admirais car "il faisait du cinéma". En vrai, il parcourait la campagne dans les années soixante, avec un Debrie 16mm dans une Deux -Chevaux Citroën en même temps que Bataille allait voir Lascault, pour projeter des films noirs et des comédies roses aux villageois qui n'avaient pas encore la télévision. Et donc j'allais avec lui dans la Caverne du monde et manipulais sous ses ordres magiques la Lanterne à faire des ombres. Le projecteur était trop lourd pour que je le porte mais en faisant un effort surhumain j'arrivais à soulever une grosse bobine de film en ferraille.

Pourtant, je triste; je triste à mourir en pensant que les soirs d'hiver où nous rentrions après minuit ma grand-mère, après s'être usé les yeux et littéralement tuée au travail en cousant, tard dans la nuit ses bobines de fils , tremblait à l'idée qu'on puisse se tuer en voiture. Je m'endormais de ces expéditions, la tête pleine de mondes enfin possibles.

Personne ne pourra jamais nous pardonner de ne pas avoir compris. "Trop tard" chantait Barbara, trop tard, c'est pas la peine...

12 - Mars, jour de guerre

Dies irae ... cette musique de jour de sépulture, je la connais par coeur et me la chante au moins une fois par jour, vu que tous les matins je passe devant une église à l'heure des enterrements. Les corbillards ressemblent à des Limousines de cinéma sans même le blason d'une Initiale. Pas une seule tenture noire au portail; comme si on voulait faire cela en cachette. Quand Pèpère m'emmenait avec lui faire les courses du matin, en ville, et que par hasard on passait devant un corbillard tout noir, il ne pouvait se retenir de murmurer : "Tiens! encore un qu'a fini de souffrir!".

Et moi de ne pas oser lui demander : "Ca fait mal de mourir ?"

- Justement, ce matin, sur le parvis il y avait juste une dizaine de personnes en deuil esquissé qui se congratulaient en attendant l'arrivée du corps. On aurait dit les ombres de Delvaux qui attendent la mort sur le quai de la gare. Alors encore une fois, comme chaque jour, je pense à Pèpère comme je pense à "mon papa", comme disent les enfants, en me demandant comment il y a une place pour eux dans toutes ces journées si peu faites pour les défunts. Il m'aurait lancé un truc du genre: "Il va y avoir du spectacle".C'est vrai qu'à l' époque il y avait du decorum et des messes pour les morts et des enterrements de jeunes, de vieux, de malades, d'accidentés de la route, de suicidé ... j'en ai vu passer. Même qu'une fois, après avoir fait cents bornes à toute vitesse pour la cérémonie de la mère d'un ami, je me suis trompé d'église. Le curé m'a dit "Il n'y a pas d'enterrement prévu pour aujourd'hui", mais il est allé me chercher le programme de la journée et m'a donné la bonne adresse. Mais comme on dit, le temps de traverser la ville, je suis arrivé à la fumée des cierges. La vieille dame était déjà dans le trou et le grand de fiston de vingt ans éclatait en sanglots en bredouillant: "au moins maintenant, elle ne souffre plus". Non seulement la vie n'avait pas été bonne pour elle mais en plus elle avait souffert les pires horreurs du cancer.

Mais la pauvre femme n'existait même plus pour avoir le plaisir d'avoir conscience de ne plus souffrir, d'être mort et bien mort.

Jadis, l'Univers avait un centre; aujourd'hui on est perdu.

Non, le centre n'est pas partout (c'est une belle idée que j'abandonne).

J'ai trouvé Uranus et je m'y tiens.

Assez perdu de temps ! Comme dit la chanson : "l'horloger, tes jours sont comptés!"

Le mort est dans la maison. Il y a le feu! L'animal dénaturé s'est abandonné à la pensée, il s'est perdu dans la pensée, sa pensée l'a perdu. J'ai trop connu d'athées au seuil du vide qui réclamaient un enterrement religieux. On se fait incinérer pour prouver que le corps n'est rien: il va sans dire, c'est comme la fleur de pissenlit quand les akènes s'envolent au vent...

Pour faire manger les enfants, on leur disait jadis: "Il faut garder le meilleur pour la fin" - "Tu vas finir sur une bonne bouche". Je dois garder le meilleur et jeter le reste dans le trou noir de l'univers.

En rentrant chez moi en voiture, j'ai vu du fond du boulevard, le portail de l'église largement ouvert sur le crucifié du Golgotha. Le vieillard de trente trois ans regardait les automobilistes arrêtés au feu rouge, du haut de son érection triomphante. Le soleil couchant qui nous aveuglait, lui faisait une auréole toute saint-sulpicienne.

13 -Mercure , jour de commerce.

8h - C'est dit, ce soir je passe voir ce que devient Thomas. J'ai besoin de vampiriser son énergie.

15h - Un jeune homme s'est présenté à mon bureau pour une inscription sur le Registre de dernière minute: il se prénomait Thomas et avait les cheveux crépus. Je lui ai avoué qu'il me faisait pensé à quelqu'un que j'avais connu. Il m'a répondu sur un ton désabusé: "Je dois vraiment avoir une figure commune; on n'arrête pas de me dire cela en ce moment".

16h - Mon ordinateur a bipé pour m'avertir d'une missive électronique: un certain Simon Thomas m'envoyait un Totem Tantra pseudo indien pour une hypothétique chaîne de chance.

Ces coïncidences sont douteuses mais je peux difficilement ne pas en tenir compte. Je dois faire un effort et me rendre chez le petit Obéron.

22h - J'ai vu. Quand je suis arrivé, ELLE m'a dit que la veille au soir elle l'avait vu se tordre de douleur sur son lit d'enfant. "Je ne pouvais même pas le rassurer ... ses yeux étaient inondés de souffrance ...et puis tout à coup dans un soupir d'épuisement et sur un ton d'adulte il m'a lancé "Pourquoi m'a-t-il abandonné ?"

Le chien aux yeux cassés était rangé sur une étagère de bibliothèque comme un jouet oublié. Thomas était assis à son bureau et je ne voyais que ses cheveux noirs bouclés. Il avait pris dix ans d'un coup comme on dit. Lentement, comme font les automates de trottoirs, il s'est retourné vers moi en allongeant son bras sur le dossier de la chaise

-"Ecoutez, ne vous tourmentez pas: je fais naturellement ce que vous ne réussirez jamais à reproduire, même dans vos laboratoires les plus avancés:

Aller et venir dans le Temps. "

- "Vous faites tourner les planètes sur des valses de Strauss mais sachez que le ciel est plein de silence. Le vent cosmique ne fait pas de bruit et vos oreilles astronomiques sont définitivement sourdes. Vous cherchez dans la mauvaise direction."

-"Vous me faites peine, je vais vieillir le plus vite qu'on sache le faire chez nous, je vais me déguiser en professeur d'astrophysique pour qu'on me prenne au sérieux et envoyer quelques mails lumineux à vos grandes autorités scientifiques. Après je redeviendrai le plus petit possible et me blottirai entre les cuisses d' Elle.

""Vous, les Terrestres, vous souffrez du mal de l' Origine. Vous n'avez cesse de chercher le début à toute chose y compris à l'Univers. Vous avez pourtant vu avec vos yeux les premières galaxies s'entrelacer pour faire naître des milliers de soleils sur des millions d'années lumières et seul le vertige vous accable. Mais qu'y avait-il donc avant ce nébuleux DÉBUT ?

Est-il possible que l' Univers soit sans début,

que l'univers soit sans fin. Et puis, si l' Apocalypse promise était vraie vous pourriez vous demander CE QU'IL Y AURAIT APRÈS LA FIN ? "

- "Oui Thomas.

Mais vois-tu l'idée d'éternité n'est pas très recevable non plus. Notre vie n'est supportable que parce qu'on sait que cela ne durera pas. Pourtant, je me dis souvent que Cela ne s'arrêtera jamais et que C'est sans solution.

L'univers sui generis."

Thomas s'est retourné vers le bureau. Je me suis levé pour essayer de voir par dessus son épaule. Il ne lisait rien, il n'écrivait rien.

Il a ouvert un tiroir pour en tirer des lunettes noires.

- "Ce n'est pas un symbole, je ne suis pas un apophtegme vivant, mais j'ai des yeux d'enterré à cause de mes déplacements accélérés dans le temps incompatibles avec votre atmosphère."

- " C'est vrai, je reconnais que c'est nous les Hommes qui avons inventé la vitesse et la lenteur. Avec le vaisseau spatial le plus rapide que nous ayons sur terre je mettrai plus de vingt ans pour aller te visiter. Fais ta métamorphose et reviens vite petit Obéron."

Elle, est revenue dans la chambre pour me chasser: "Laissez-le maintenant, ce ne sera pas un spectacle pour vous: il va recommencer à se tordre de douleur. Cela se produit de plus en plus souvent et dure de plus en plus longtemps. Quand je l'ai vu la première fois je me suis effondrée; c'était pire que ce que souffrent les enfants, pire que ce qu'endure un vieillard à l'agonie. "

Alors je les ai laissés à leur devoir.

Je suis épuisé, j'ai les yeux brouillés et je ne veux plus écrire. A cette heure Thomas doit être, comme après chaque crise, plus calme qu'un sage, lové sur son lit d'enfant.

- 14 Jupiter, Stator, Optimus Maximus, jour de la géante.

 Pour Pour une fois il n'y avait pas de catafalque sur le parvis de l'église et la radio de bord diffusait un air tzigane de Liszt joué au cymbalum, ce qui donnait à ce matin d'hiver un air de bonheur comme il n'y en a que sur certaines planètes.

Près de la media noche: nos télescopes ne sont que des jumelles de théâtre. Obéron en sait plus qu'il ne veut bien le dire sur les milliards d'étoiles des super-géantes. Il m'a vaguement parlé de la masse manquante faite de trous noirs, de naines noires, de neutrinos et du mystérieux gaz de l' Univers primordial. Uranus en est le meilleur souvenir.

 

- 15 Vénus, jour de la jumelle, fausse étoile.

Je me souviens encore de mon grand-père qui, les nuits chaudes et sans nuages, m'expliquait qu'en réalité on ne voyait véritablement que trois lumières dans le ciel, dont une impossible à regarder en face. La lune et l'étoile du berger: c'est maigre pour se raccrocher à quelque chose quand on est encore seul, perdu au milieu du noir et qu'on rêve d'y comprendre quelque chose un jour.

- Comme une litanie éternelle j'imagine le vieil Obéron avec des lunettes noires pousuivant Elle en lui criant "Dieu y es-tu! Dieu y es-tu! Dieu y es-tu!

Quand Monsieur Il m'a dit que Thomas était né avec le visage froissé d'un vieillard je ne savais pas que c'était la conséquence d'une métamorphose cyclique. Sa piètre configuration d'humain ne facilite pas la communication.

A la radio, pour ne pas changer, il n'y en a que pour les viols et les meurtres d'enfants. Quelles sont ces bêtes qui se mettent à dévorer leurs petits?

Ce soir, au bout de la rue, il y avait un soleil rouge géant qu'on pouvait enfin regarder à l'oeil nu puisque ce n'était que son souvenir et qu'il avait déjà disparu sous l'horizon. L'absence, le vide, le rien s'infiltrent partout. Obéron et moi, faudra qu'on parle physique quantique. Les naines noires du début étaient faites de rien et c'est de là qu'on vient. Je me demande bien ce qu'il peut avoir à nous révéler le petit vieux "venu d'ailleurs", mais suppose que c'est rapport à l' Esprit, à l'âme constituée de non-matière.

 

- 16 Saturne: jour de l'âge d'or. Un jour, Thomas avait fait allusion à Titan que nous devrions scruter plus souvent.

Elle vient à nouveau de me téléphoner: " Vous devriez venir le voir, il a vraiment l'air normal. On lui donnerait la trentaine, ses yeux sont noirs, il est presque chauve et il a la peau toute dorée. Ne perdez pas de temps."

Elle, a oublié de me parler de ses yeux. Je suis curieux de voir à quoi ils ont viré;

blancs comme ceux des morts ?

noirs comme ceux des poupées ?

rouges comme ceux du Diable ?

bleus comme ceux d'un nouveau-né ?

CASSES comme ceux du chien ?

Il doit bien y avoir une heure que je suis revenu de là-bas mais je ne pouvais pas écrire une ligne (toute ma force vitale avait été vampirisée) . Dès que je suis arrivé j'ai demandé: "Et ses yeux ils sont comment maintenant?"

Vexée elle m'a lancé: "Vous refusez toujours de voir la vérité, je vous l'ai dit au téléphone: NOIRS au point qu'on ne distingue plus l'iris."

Il était dans le salon assis dans un fauteuil profond face aux rideaux blanc de la fenêtre, un peu comme l'autre fou devant l'écran de cinéma, les yeux levés vers le ciel.

- "Vous savez, on est tous de la banlieue du soleil, il faut chercher au-delà des étoiles, ici où se rejoignent les parallèles"

Obéron a étrangement dit "ICI" comme s'il connaissait l'endroit par coeur.

Quand je lui ai fait remarquer qu'on disait LA-BAS et pas ICI il m'a répondu comme si j'étais un idiot: -"C'est pas aussi loin que vous pensez"

- "Des milliards de milliards d'années lumières dans l'univers courbe, c'est pas si loin pour toi ? "

- "Vous ne cherchez jamais là où il faut; vous devriez être habitués ! Les galaxies s'éloignent les unes des autres puis viendra le temps où l' Univers se rétractera et où tout finira pour recommencer comme un coeur qui pulse. Mais cette "image", même si c'est une idée mathématique, est une pensée qui dépasse votre entendement à l'infini même si votre volonté de tout comprendre est sans bornes. C'est vous, vous les terrestres"

- "Les terriens ", lui ai-je encore répliqué.

- "C'est vous qui avez tout inventé seulement ce n'est pas un songe. Je suis bien placé pour savoir ce qu'est la souffrance physique qui vous obsède tant. Là d'où je viens, les métamorphoses étaient douces alors que dans la chambre elles sont insuportables: j'entends les os craquer, le sang battre, la peau se tendre et se froisser. Votre sainte vie fait un bruit assourdissant. Vous traitez d'hypocondriaques ceux qui entendent un peu.

Je crois que je vais vous laisser. Le chien d'aveugle c'était une bonne idée."

Quand je suis parti Elle était plus blanche qu'un linge...

- 17 Dies dominicus, rendez-vous à l' Observatoire.

Mon radio-réveil m'a sorti d'un mauvais rêve: je l'avais mis sur une station musicale en oubliant qu'il y avait quand même des informations; une voix cassée de femme annonçait "Des humanitaires ont abusé sexuellement d'enfants en échange de nourriture." Bon dieu arrêtez le massacre!!!!

Agir ou bien oublier. Quel choix!

Il ne me restait plus que la musique et m'enfermer un peu avant d'aller à mon rendez-vous avec les astrophysiciens.

- " Tenez, m'a dit le professeur, en me tendant un flash d'information, cela intéressera votre Thomas: Le mystère cosmique du "sursaut Gamma s'éclaircit". Vous voyez, il y a parfois des bonnes nouvelles. On vient aussi de découvrir un cousin de notre système: c'est autour d' Upsillon Andromeda, un soleil de 3 milliards d'années. La voie lactée fourmille de systèmes solaires, vous savez! plus de deux cents milliards d'étoiles, rien que pour nous, et vous voudriez que nous soyons seuls ? "

-" C'est d'autant plus effrayant n'est-ce pas !?"

-" J'ai vu Sharon, le mois dernier, presque le début du commencement, comme vous dites. C'est l'objet céleste le plus vieux et le plus lointain jamais détecté. Une galaxie à 13 milliards d'années-lumière de la Terre - et en plus on la voit bébé."

- Et pourtant, je me répète à voix basse, pas le moindre vertige et c'est à peine un début de début de RÉPONSE.

Avant avant, Après après ... cela s'appelle l' Eternité.

J'ai regardé les écrans, vu des photos puis me suis effacé après avoir remercié le professeur pour la lunette qu'il m'avait prêtée. Je lui ai promis de lui faire rencontrer Obéron et juste avant de partir je lui demandais s'il se souvenait de la sphère de Morin, le mathématicien aveugle.

 

Lundi 22h10

La journée d'hier m'a appris qu'on peut tout voir, tout connaître, tout apprendre, tout analyser et jamais y comprendre rien. Il y a belle lurette qu'on a exploré les microcosmes et les macrocosmes que les anciens rêvaient en chiffres mais on ne saura jamais grand chose. On a beaucoup appris mais pas l'ombre d'une révélation et les paris sont encore ouverts sur l'existence des extra-terrestres.

Obéron ne nous sauvera pas de la solitude. Parfois, je me dis même qu'il va renoncer et se fondre aux terrestres pour vieillir doucement. Seulement lui, s'il n'a pas été abandonné, au moment dernier il freinera des quatre fers. Il n'y a pas de raison pour que la peur n'aie pas d'emprise sur lui. On ira tous danser au bal maudit, tout le monde y passera. Même les idiots cryogénisés, en admettant qu'ils se redressent un jour, finiront par fondre comme neige au soleil.

 

Mardi 20h

La mère de Thomas m'a appelé en catastrophe: "Ne revenez plus, ce n'est pas la peine, Thomas a disparu et ce n'est pas en fouillant le fond du fleuve qu'on le retrouvera. "

En raccrochant je me suis dit que la folie, comme la grâce, avait touché cette femme. C'était bel et bien une disparition et pas une fugue.

Il n'en reviendra pas, celui-là.

 

Je m'aperçois maintenant que je n'ai jamais douté de la maternité de Elle, mais par contre je me demande encore aujourd'hui si l' Autre est bien le père.

Pater ex nihilo. 

En pensant à l'ultime et majeure métamorphose d' Obéron, je me souviens de l' Enfant malade de Gabriel Metsu aperçu au Rijksmuseum. La maladie était dans le regard et le corps à l'abandon presque déjà parti. Thomas est de ces enfants là; il est malade de nous.

- Mercredi

Rien. Nada! Fièvre, enfermement et delirium. Je ne suis pas guéri et je me demande si je suis jamais sorti de mon lit. Je n'ai pas encore oser confirmer à Elle que je n'avais aucune nouvelle de Thomas mais que j'avais foi dans sa présence infinie qui résisterait à l'engloutissement de nous dans l' écroulement gravitationnel du dernier Quasar. Si jamais une lumière nous éblouit un jour, elle sera noire.

Jeudi

Quand je suis sorti de mon sommeil artificiel, collé à la moiteur des draps, je me suis jeté sur le télescope. C'était trois heures, l'heure du Silence parfait, mais j'ai été abattu sur place en m'apercevant qu'une faille coupait l'image. La grosse lentille était fendue comme si on l'avait brisée avec un marteau. Cette incroyable malchance m'a replongé dans le plus profond désespoir.

J'ai l'impression qu'une force antigravitationnelle a dû emporter Obéron hors du monde.

J'ai l'impression qu'une attraction nucléaire m'avale irrésistiblement vers le centre de la terre.

J'aimerais avoir un autre moyen que la nuit pour passer du jour au lendemain.Pouvoir m'endormir "comme on coupe une tête", me retourner comme un chien dans son panier et m'ériger à l'aube aussi rapidement qu'un enfant dans son lit à barreaux. 

Vendredi

J'ai retéléphoné à Elle pour lui demander confirmation de ce dont j'étais certain: "Avez-vous jamais vu Obéron se nourrir". Comme je m'en doutais, elle m'a menti en me faisant remarquer qu'il faisait comme tout le monde. J'ai aussi appris que la police avait lancé des avis de recherche mais qu'il lui manquait une photographie. C'est évident qu'on avait du mal à capter son image. Même l'infra-rouge n'aurait rien donné. Pas de déplacement moléculaire; rien qui laisse présager une quelconque existence. Pas l'ombre d'une réification.

Thomas s'est volatilisé, la lunette astronomique est en berne, Uranus a chancelé sur son orbite.

samedi

Jour de Saturne, qui me rapproche un peu du Plus-Perdu. L'angoisse de l'absence m'étouffe mais je ne prendrai plus jamais de médicaments, sauf sous la torture des grands inquisiteurs de l'hôpital, depuis que Thomas a décelé que les laboratoires incluaient des molécules cancérigènes dans les tranquilisants. Je vais tenter de sortir un peu et de rôder dans le quartier. Je suis persuadé qu'il reviendra un jour parmi nous sous la forme la plus obscure qui puisse être sur notre planète. Alors, celui qui avait si peu de goût pour le visible, je le verrai même s'il passe au milieu de la foule la plus épaisse. Il était venu nous dire l'épaisseur de l'absence et personne n'y a rien compris, pas même les astrologues qui scrutent les ténèbres du ciel.

Dies dominicus

Comme tous les dimanches je me suis tiré du lit avec la lenteur d'une loche.Je me suis coulé dans la baignoire et j'ai attendu que midi sonne à l'église d'à côté pour oser encore téléphoner à Elle et pour lui demander si elle avait eu des nouvelles de la police. Faut dire que dans cette affaire mystérieuse il n'y a pas de canal à faire fouiller par des hommes grenouilles et aussi qu'un beau jeune homme dans la fleur de l'âge n'est pas aussi préoccupant qu'un enfant. Obéron aurait dû choisir son incroyable déguisement de jeune enfant pour disparaître.

Je pense à Elle, qui le soir regardait le coucher héliaque de sa chère petite tête blonde. La voute en plein cintre est plus vide que jamais. Comme l' Autre, descendu de sa croix, avec des trous sanglants dans les pieds, Thomas doit arpenter la ville à la recherche d'un abri paternel. Il est pas là pour avec l'arrière pensée d'une épiphanie mais il est là pour nous injurier. Vieil Obéron, je ne t'adore pas car tu nous renvoies toute notre ignominie à la figure.

 

- VII: La misérable rosse aux grandes oeillères a recommencé à creuser les sillons des culs-terreux. Il paraît que vu du ciel c'est joli l'oeuvre des esclaves: les rizières d'Asie, les cathédrales, les Pyramides, les tracés incas, les carrières de Carrare, les champignons nucléaires, les échangeurs d'autoroutes, la Muraille de Chine...

- VI: J'ai des anges plein la tête et je vis avec des démons qui m'écorchent vif. Ce soir, dans la pénombre d'un angle de rue, j'ai trébuché sur les pieds d'un vieux clochard avachi sur le trottoir. Il m'a dévisagé sans haine et j'ai cru voir en lui la figure d'Obéron.

Et si c'était une autre de ses métamorphoses qui avait mal tourné?

-V: J'ai les tripes à l'air mais il faut que je continue mes recherches. J'ai pris le plan de la ville et vais le quadriller en règle: un peu de méthode ne fera pas de mal. Il faut que je crois à la rencontre. S'il n'est pas déjà parti, Thomas doit être pris à la gorge et je suis son meilleur ami.

- IV: Je venais tout juste de décider de laisser le vieil Obéron me rechercher quand Elle m'a téléphoné pour me faire part d'une vraie bonne nouvelle: "Thomas est revenu." Une ronde de police était tombée sur lui en ramassant un groupe de sans-papiers.

Demain, je dois aller le voir et lui demander le résultat de sa dernière recherche mais cela ne me tente guère de me retrouver face à un "petit, vieux". Quant à Elle, elle va se retrouver face à son fils plus âgé qu'elle-même et du même coup avec une terrible envie de dégobiller la beauté du monde.Il paraît même que Thomas sent mauvais. Cette mauvaise odeur qu'il faut que vous sentiez quand les gens meurent n'est pas très romantique. Finalement, au lieu de s'évanouir dans les espaces sidéraux, le pauvre Obéron devient de plus en plus humain et l'idée de ne plus pouvoir échapper à l'étape finale doit lui faire entrevoir ce que peut bien être notre peur à tous.

- III: Je reviens de là-bas. C'est pire que ce que j'avais imaginé. La police continue à rechercher le jeune Thomas avec la bénédiction d'Elle. Je n'ai pas eu le droit de lui parler, tout juste celui de m'asseoir à son chevet et de veiller ce corps qui n'est à personne. Elle est persuadée qu'une prochaine nuit, secrètement sous les draps, il fera une ultime tentative pour redevenir un bel enfant à la peau dorée et aux yeux bleus. Pour la première fois, dans cette maison, j'ai entendu le nom d' Uranus.

-"Vous partez quand vous le sentez bon. Je vous demande simplement de me réveiller, s'il parvient à prononcer un seul mot au cours de la nuit". La chambre sentait les sous-bois artificiels mais cela repoussait considérablement la mauvaise odeur de vieillesse et de maladie humaine. Le regard plongé dans une auréole de veilleuse verte en plastique je me suis assoupi. Vers trois heures j'ai été réveillé par

un cauchemar de massacres d'enfants par des Chevaliers Teutoniques qui envahissaient les villes. On entendait que des cris et des pleurs. Une fillette noire se tortillait comme un ver de terre, écartelée puis excisée par des femmes. Un soldat en armure blanche vidait un bidon d'essence sur un clochard et y mettait le feu. Deux jeunes filles torturaient un petit garçon à coup de tessons de bouteilles. Un cheval caparaçonné se cabrait devant moi pour m' écraser avec ses sabots ferrés. 3h

3h12 - Le silence était presque parfait. L'homme couché devant moi ressemblait à Monsieur Lui et ce n'était pas une vue de mon esprit malade. Une légère convulsion l'a fait se retourner dans son lit et sortir ses mains de sous les draps. Ses ongles étaient aussi longs que ceux de la fée bossue à trente-six carats. Je me souviens que c'était un des signes de la folie de Lui. Il coupait seulement celui de ses petits doigts pour pouvoir se gratter les oreilles. Il était fou comme un vieux savant qui avait fonctionné toute sa vie à coup de raisons mathématiques. Thomas S aux yeux noirs était bien le fils de Lui. La vie est bien une histoire racontée par un idiot.

Je me suis éclipsé sans réveiller mon hôte.

- II: Quel est ce clodo inconnu ? Où donc est parti le vrai Thomas ?

En revenant du bureau de tabac où je suis allé acheter des Havanes, bien décidé à m'étourdir avec du Népenthes mis en bouteille au château, j'ai cru voir Marie au coin de la rue. Que l'une revienne alors que l'Autre est enfui, voilà bien qui ne m'étonnerait pas. J'ai eu beau fouiller dans mes vieux carnets d'adresses je n'ai pas retrouvé celle de Marie; Marie qu'on m'avait dit être morte suicidée. Il faut dire que je n'ai jamais eu le courage d'aller sur sa tombe, pas plus que celui de vérifier auprès de ses parents la véracité des faits (dont ils devaient douter eux-mêmes).

-1: Je vérifie, comme m'avait dit Thomas, l'épaisseur de l'absence. Et si un jour, je croisais le sosie du père mort: il en existe forcément un. Depuis que je me suis vu moi-même en photo dans une ville où je ne suis jamais allé, je sais que chacun a son alter ego.

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L'organiste aveugle a fait grincer son tabouret, a équilibré ses chaussures sur les pédales, a tiré deux ou trois jeux puis s'est élancé dans le vide sidéral de ses "Métaboles". Face à moi, la rosace me dévisage autant que le fils d'Ouranos prêt à me foudroyer.

(Parfois je soupçonne Thomas n'être qu'une pure chimère de ma vieille folie. Elle, ne me téléphone plus jamais. Pas la moindre trace, ni dans les journaux ni à la radio de l'enlèvement de l'enfant. Je reconnais avoir douté de son aptitude à respirer un gaz de mort sur sa planète d'origine.)

 

Vers le définitif 

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