80- On dit que les ordinateurs sont capricieux, ils sont surtout une parfaite représentation numérique de la bêtise. Il y en a qui fabriquent des programmes à partir d'autres programmes et il paraîtrait que ce serait de l'intelligence artificielle. Déjà l'adjectif me fait tiquer. Je ne doute pas que mon intelligence soit trop limitée pour comprendre ce que c'est que cette invention à la Frankenstein, qui me dépasse, moi pauvre petit cerveau. Mais quand je vois tous ces informaticiens piquer des colères contre ces pauvres machines qui ne font qu'exécuter des ordres "électriques", même si on y mêle quelques électrons, je me dis que nous sommes mal partis pour espérer comprendre un jour le mystère de la création.

 

81- Je déteste souverainement les regards hagards qu'ont les gens en rentrant du boulot. Voilà ce que Das Kapital a fait d'eux. Les plus jeunes s'en tirent car ils regorgent d'énergie native mais les vieux sont cassés, ils s'effondrent exactement comme leurs grands-parents quand c'était les temps difficiles. Nous avions tout pour être heureux mais l'occident se déglingue, les valeurs sont en baisse, les gros ont bouffé les petits, la misère s'étale au grand jour sans tirer une larme à personne et plus personne parle à personne sur les autoroutes de la communication. Les impôts accablent les médiocres citoyens et les politicards nous font croire que les caisses de l'état sont vides. Comment voulez-vous, dans ces conditions, avoir la mine réjouie et l'oeil vif au sortir des usines ou des bureaux? Pourtant il faut garder le sourire si on veut être rentable: la télévision, superbe machine à décerveler les masses (les plus riches s'en sortent avec les culturelles chaînes cryptées) et la publicité y veillent en affichant des modèles jeunes, riches, beaux et minces avec les dents blanches et le lisse de la peau retouché à l'infographie.

Bien des gens me reprochent de ne jamais parler de ce qui va bien, de ne jamais vanter les joies du bonheur: question de dose, sans doute? Les "fichus quarts d'heure" me semblent durer des jours et des mois.

Notre maturité de plusieurs millions d'années ne semble pas encore justifier un minimum de paix. Non seulement notre passage (pourquoi pas notre promenade?) est bref sur le petit poids bleu de l'infini mais il est douloureux et se transforme rapidement en calvaire. Celui ou CE qui est à l'origine de tout ne s'est pas rendu compte de l'enjeu. En tant que pro-genitura d'un savant-fou j'estime qu'un minimum de calme et de bonheur nous était dû et donc, que ce qui est bien est normal et surtout rien de plus. Le malheur et la souffrance ne sont que les paradigmes de la catastrophe escathologique.

 

82- Sans être véritablement pour la censure, il me semble évident que la protection de nos chères petites têtes blondes doit passer par l'interdiction de choses diverses et variées. Mais je dois dire que je suis de plus en plus surpris de l'obscénité mercantile des afficheurs, des télévisions (avec en tête les chaînes publiques) et de tous les marchands qui sont revenus sur le parvis du temple dès que le Futur Crucifié a eu le dos tourné. Tout en en étant convaincu que l'on peut faire et penser ce que l'on veut entre adultes consentants, je continue à penser que la bonne vieille censure aux moins de dix-huit ans n'avait rien de déraisonnable. J'entends bien le cri de ceux qui me disent que les mentalités ont évolué et que les adolescents d'aujourd'hui sont mûrs plus tôt. Tellement mûrs qu'il y en a même qui sont blettes avant l'âge et qu'ils tombent avant terme. Mais si au contraire ils étaient plus démunis, plus malléables que nous étions à leur âge. Voici peu de temps, un film dont je ne dirai pas le titre, car certains seraient capables de le trouver pédagogique, sortit en France en faisant passer "Orange Mécanique" pour une opérette. Le fait est que ce film est un chef d'oeuvre maléfique mais qu'il a été créé pour provoquer de nombreux malaises et une interrogation métaphysique louable mais assez bouleversante pour de faibles esprits. Paradoxalement le film fut projeté seulement censuré aux moins de douze ans et je me souviens fort bien avoir vu devant moi, deux ados qui avaient au plus onze ans et demi, se lever blancs comme un suaire et sortir de la salle comme d'un cauchemar dont ils n'avaient probablement rien compris mais dont ils avaient subi le "trauma". Il y a bien longtemps que j'ai vu une caissière de cinéma demander une carte d'identité. Plus encore, le même film sort en vidéo dans le circuit commercial standard et en plus quelques mois plus tard est vendu un prix dérisoire avec une revue vendue en kiosque. Non seulement le chef d'oeuvre cinématographique en question, est galvaudé à l'extrême, mais en plus il est "offert" en pâture aux petites têtes blondes qui vont s'empresser de se le "mater" (verbe qui aurait satisfait l'auteur du film "Peeping Tom" - "Le Voyeur" en français) et d'y laisser encore des plumes et de se blinder en même temps contre toute agression afin de pouvoir glorieusement devenir de parfaits petits crétins insensibles. Le troisième millénaire n'aura pas grands points communs avec ce que nous en attendions à la lecture des anticipations du temps jadis, mais il aura au moins de fidèle, la décadence et la nausée que provoquait la lecture des oeuvres les plus noires. 

83- J'envie les gens qui font des cauchemars ordinaires, du style: chat à neuf queues, araignées géantes, éléphants à pattes de sauterelles, tables molles, monstres blafards cachés dans le noir ... voici bien longtemps que mon cerveau ne réussit plus ces merveilles mais se contente de rêves "personnels" peuplés de personnages composites qui ont la simple particularité de se terminer mal. Heureusement j'ai encore la force de me réveiller avant la conclusion fatale. Je me suis toujours demandé ce qui se passe quand le cauchemar s'achève effectivement à la fin. On rêve que l'on va se faire tuer et on finit toujours par se retrouver en sueur, assis dans son lit. La légende dit que dans le cas contraire ... Les cauchemars sont sans doute les voyages les plus approchants du royaume des morts mais personne n'a jamais fait un seul cauchemar jusqu'au bout. Étrange grâce qui fait que jamais nous n'aurons aucune idée de ce qu'il y a derrière la porte, derrière la tenture rouge avec au dessus l'éternelle petite enseigne: "SANS ISSUE". Alors on se contente de lire Lovecraft (ce qui est déjà très ressemblant dans le genre "Indicible peur") et d'aller voir au cinéma un film de David Lynch ou de quelques autres qui réussissent à profiter avec génie des images de synthèse. 

84- J'ai entendu dire qu'un dépressif est une bombe à retardement. Quelqu'un pour qui l'angoisse est absolument devenue insupportable est aussi quelqu'un qui dit: "Non, je ne joue plus avec vous", comme l'écrivain humaniste disait "la farce est jouée, le jeu est failli", comme le croupier dit: "rien ne va plus ... les jeux sont faits". Le dépressif n'est pas triste, il est sérieux. 

85- A propos du temps qui passe et de l'idée à laquelle on ne se fait pas, je pense parfois rageusement à des femmes belles que j'ai connues dans ma jeunesse, et qui abusaient souvent de leur beauté face au monde qu'elle trouvaient laid. C'est vrai que le monde est laid, mon coeur, mon pauvre coeur, tu en es triste! Et cependant, le temps ayant fait son sinistre ouvrage, je repense à ces femmes qui vieillissent et voient leur beauté se flétrir devant leur miroir. Que n'y ont-elles accordé moins d'importance. La beauté supérieure des belles m'exaspère et je leur lancerai volontiers un verre d'acide au visage si en même temps une jeune femme déplorablement laide devenait magiquement belle. Mais la lutte des classes se niche partout: les belles n'en finissent pas d'être belles et les laides de se mettre la tête dans un sac. Celles que je déteste particulièrement ce sont les belles qui s'enlaidissent par tous les moyens; elles mériteraient qu'une laide les écorche vives.

A contrario, je dois dire aussi qu'il y a des laides et des laids avérés dont le physique est encore trop beau par rapport à leur méchanceté et à leur profonde bêtise. Mais ce paradoxe ne m'empêche pas de penser que la tête qu'on a est toujours un peu celle qu'on s'est fabriquée, même si parfois on fait semblant de penser qu'on a des rides d'amertume pour avoir trop rigolé dans la vie.

86- Dans cette époque où TOUT doit être aux normes, où le moindre fil électrique, où la moindre paperasse administrative, où l'évacuation des nos innombrables et immondes déchets, doivent être normalisés; personne ne s'étonne plus de rien car rien ne peut plus étonner. L'ultra-violence est banalisée, les petits écoliers font un détour dans les vidéo-clubs au rayon des pornos, les idéologies les plus fascistes sont légitimées par la démocratie, les angoisses existentielles se soignent au prosac, on déterre les cadavres en pleine nuit pour leur examiner les gènes et les corbillards dorés sont aussi beaux que des limousines américaines. Pourtant j'ai vu un gamin de banlieue à risques, comme on dit, hurler au passage de borgnols dans les embouteillages, un: " Vive la mort ! " qui n'avait sans doute rien à voir avec le "Viva la muerte!" mais conférait à la procession funèbre automobile un air de révolution. Cela me consolait un peu de la présentatrice pétassière de la télévision publique qui annonçait, la veille au soir, la disparition d'un écrivain, avec le sourire marchand de celle qui ne pense même pas à ce qu'elle est en train de vendre. 

87- Et hop! la lutte des classes a encore fait un mort! Non, bien sûr des milliers dans le monde tous les jours, mais je veux dire, à ma petite échelle, dans mon microcosme Dantesque, par une belle matinée de printemps - cette saison qui n'est que renaissance, que promesse d'aubes sans fin - alors que chaque travailleur moyen fait semblant d'écouter les nouvelles du monde au volant de son auto ou pense encore à ses rêves, en tenant ferme la barre de l'autobus pour ne pas tomber quand le conducteur furieux va piler au feu rouge - on a tous été ralentis par la Police qui répandait de la sciure sur une nappe de sang noir, comme on fait au cirque sur la piste des éléphants, qui suintait avec l'essence d'une vieille mobylette broyée par une non moins vieille voiture dont les deux roues avants étaient posées sur les rayons écrasés, un peu comme au cirque la patte de l'éléphant est posée sur la tête de la danseuse - sauf que ce matin là, la pauvre tête du prolo avait éclaté dans son casque - Vie et mort d'un ouvrier de l'espèce commune. Pour seul épitaphe il aura eu deux lignes dans la rubrique des chiens écrasés, alors que la moindre vedette minable de cinoche aura un baratin d'un quart d'heure à la télé, avec images retraçant sa pénible vie de "travailleur".

Puis le policier a fait signe de repartir "maintenant que c'est propre, que le cadavre est dans le sac, vous pouvez aller à votre travail, vous DEVEZ aller bosser".

Moi, non. Je me suis garé quelques mètres plus loin, et j'ai pratiqué ma minute de silence. "Un Saint Quelqu'un" meurt et il n'y aurait pas un quidam pour s'arrêter de respirer un peu?! ce serait trop con! - Mais oui! c'est con la vie qu'on mène! et qu'est pas une vie; au dire de tout le monde. J'arriverai en retard au boulot, je tomberai sur un imbécile inconscient qui m'engueulera pour un vrai et bon motif ... et alors?

 

80...? Les jours où j'ai la mémoire qui se barre, que ce soit par fatigue ou par ramollissement du cerveau, à cause des millions de cellules qui meurent tous les jours, je me dis avec amertume que si un homme seulement, résolvait l'énigme de l'univers pour lui-même il n'en profiterait pas. De deux choses l'une: ou il meurt jeune, et cela ne lui aura pas profité beaucoup; ou il meurt vieux et sa mémoire s'en va en lambeaux et il se trouve incapable de rassembler les morceaux. Einstein vieux, sur son lit de mort passait ses dernières heures à faire des calculs croyant encore élaborer sa théorie générale. Mais la mort l'a rattrapé! "A temps!" je dirais, si j'étais Dieu.

Qui a jamais pu imaginer vieillir avec toutes ses facultés. On ne perd pas que les cheveux et les dents avec le temps: on perd des neurones et on s'en va en oubliant le monde alors qu'on se souvient encore très bien de sa petite enfance. Le seul intérêt de la chose c'est que cette amnésie a des airs de folie. 

88- J'ai retrouvé dans ma mémoire, hier, en même temps que j'avais une pensée émue pour Desproges et sa haine ordinaire, quelques restes des chroniques littéraires de Zola, justement intitulées "Mes haines". Je me souviens encore très bien d'une expression mise en exergue "vivre tout haut". Plus exactement, j'ai relu une page de présentation dans laquelle il écrit "Si je vaux quelque chose aujourd'hui, c'est que je suis seul et que je hais". 

89- C'est vrai que la haine est un moteur. Le "dégoût de soi", quand il me prend, est accablant, mais la haine du monde, des hommes et de leurs oeuvres me stimule. Ce qui me sauve aussi de la médiocrité réservée au fonctionnaire de la classe moyenne c'est la haine farouche de tout travail, du travail en soi qui vous force entre autre à être là où vous n'avez pas choisi d'être pendant sept ou huit heures par jour (on ne pense jamais assez aux esclaves-ouvriers qui passent huit heures à faire les mêmes gestes horripilants sur des machines). J'ai l'impression que le véritable opium du peuple c'est le travail, celui qui humilie quotidiennement, celui qui fait qu'après avoir donné le meilleur d'eux-mêmes au Patron, les "Douzheures" n'ont plus le courage de rien.

Alors certains se rabattent sur l'alcool - la ligne de coke du pauvre - et la société leur en veut: curieuse indignation? Là où c'est encore plus triste, c'est que le laborieux-manufacteurs-d'objets-deconsommation (et encore je ne parle pas des enfants de douze ans du tiers monde) finit par l'aimer son travail, par en être fier, au point de venir avec une canne rôder dans l'usine désaffectée, bientôt transformer en "Espace culturel et théâtral". Comment peut-on prendre du plaisir dans des murs où des hommes ont souffert dans leur chair?

 

90- Il y a des jours, noirs comme des nuits, où les cauchemars me poursuivent jusqu'au milieu de l'après-midi et même pendant plusieurs jours. Les enfants qu'on réveille et sort du lit pour les conduire dans la maison et leur fournir la preuve que les méchants monstres n'existent pas, n'ont jamais l'air très convaincus si l'on en croit leurs yeux largement ouverts pour scruter au delà des murs. Ainsi, au travail ou dans la rue, les yeux ouverts, les personnages de mes mauvais songes, se placent en filigrane et continuent à déblatérer leurs paroles immondes et à m'infecter le corps et la vie.

Les cauchemars sont des bons prémices de l'enfer puisque l'horreur n'a pas de limite. Pourtant on n'y meurt jamais. Sans doute parce qu'on ne peut cauchemarder qu'à partir de ce dont on se souvient ou qu'à partir de ce que l'on imagine. Si je rêve que je suis mort c'est que je suis mort, mais alors je ne suis pas mort puisque je rêve, et que la mort se caractérise par une espèce de sommeil sans rêve. Toutes les nuits, pendant plusieurs heures, nous dormons sans en avoir conscience, sans être effrayés par tout ce temps passé à ne pas être. Non seulement notre vie d'homme est "misérablement courte", mais ce qu'il y a de supérieur en nous, à toute autre espèce - à savoir la conscience réflexive - est amputé quotidiennement de quelques heures, sans que cela gêne grand monde.

Quand j'étais gosse, je voyais des films de science-fiction, dans lesquels les hommes du futur, les humains de l'an 2000, Nous, les "homo-faber", modèles du troisième millénaire, étaient affublés de têtes d'hydrocéphales dans lesquelles on voyait tous (esprits candides) une hyper-intelligence.

 

Au lieu de cela, à défaut d'hyper-intelligence, je rêve je rêve, que tout glisse sur la pente fatale de la décadence.

Je finis donc par trouver miraculeux, la quiétude dans laquelle les hommes s'endorment et ce plus vite que des chats. Même, sans fatigue extrême, on prend régulièrement le risque de fermer les yeux et que tout nous échappe car je fus dispensé de cette grâce la nuit où la mort a pris mon père en pleine Absence. Depuis ce jour, j'imagine que les chambres nocturnes sont celles d'un barillet et que nous en sommes les munitions propulsées dans le néant par un dieu nazi qui joue à la roulette russe. Quels sont ceux d'entre nous qui tomberont cette nuit? Car toutes les nuits, comme chaque Instant , derrière les volets clos CELA n'arrête pas. Que ce soit dans une chambre d'hôpital (et là tout le monde trouve cela normal) ou dans une carcasse de voiture en rase campagne, dans une chambre d'enfant, dans un château de grande fortune, ou dans une tour de banlieue qui craint; le Mystère a lieu devant des spectateurs qui n'y comprennent toujours rien, ou devant un parterre désert. Qu'importe ... la vie continue. Est-ce bien la vie qui continue ou notre éternelle ignorance de singe savant face à la Chose sans nom qui nous nargue avec légèreté?

 

- Au petit matin, c'est l' état de grâce qui dure quelques minutes toujours bonnes à prendre: heureux d'être encore vivant et d'en avoir réchappé, même si ce n'est que reculer pour mieux sauter, car c'est cela qui s'appelle "bonheur": le simple fait dêtre en vie

91- Jamais on ne devrait dire: "il est sympa"; c'est presque toujours une idée trompeuse. Tout au moins, je me dis souvent que je fais partie de ces gens qui ne peuvent se retenir d'aller vers l'autre et ne réussissent jamais à être assez misanthropes. Je me fais toujours avoir au jeu misérable et hypocrite de la séduction. "Il a une tête sympa": c'est pire que tout. Il y a même des assassins qui ont des têtes sympas même si elles sont bonnes à être coupées et bien d'autres poursuivis pour délit de sale gueule alors que ce sont des êtres adorables.

Tout cela me fait penser à ces pseudo-fêtes où nous sommes allés si souvent, poussés par l'idée du miracle et qu'il pouvait s'y passer quelque chose, où des inconnus se retrouvent réunis autour d'un prétexte fumeux et de bouteilles variées qui d'emblée se trouvent tous sympa et où quelques heures après les vieux règlements de compte s'abattent sur l'ennemi (déjà ciblé depuis quelques heures aussi) et le mettent en pièces. Dans le meilleur des cas deux où trois finissent par s'accoupler tant bien que mal dans les vapeurs d'alcool mais, en règle générale, ce fut juste une mascarade sanglante où si chacun avait fait ce qu'il aurait voulu faire, les yeux arrachés à coup de fourchette à petits fours joncheraient la moquette avec les vieux mégots et où la jeune femme en manque d'aventures se retrouverait inanimée dans sa robe en lambeaux. Mais les gens sont sympas, finalement, le tout c'est de se protéger ou d'attaquer avant d'avoir été visé. 

92- Je suis certain que si j'enfilais ces petits papiers sur un pique-fiche de caisse (comme j'en avais la ferme intention) j'empalerais ma main droite avec eux et regarderais, hurlant, les yeux définitivement brouillés par les larmes, la pointe ressortir. Enchristé à l'envers je ne pourrais plus écrire ou du moins j'écrirai avec les yeux (on a à peine besoin des mains pour taper sur un clavier d'ordinateur et un jour on écrira avec la voix) rivés sur le trou rouge qui aurait réussi à condamner justement cette décision "maudite".

 

Car je maudis ce jour où j'ai commencé à écrire pour éviter de mourir tout de suite.

C'est une lettre que je tortille depuis des années à ELLE, la seule capable de la recevoir. Chacun rêve secrètement d'écrire à quelqu'un, comme on écrit au père Noël, ou comme on parle à Dieu quand on prie. Je vous écris Ma Dame, comme on fait sa prière le soir, quand on a bien appris à la réciter et à glisser en douce quelques voeux osés. "Protégez-moi, protégez nous, gardez-nous jusqu'à l'aube..." et même demain, tout le jour, si j'osais vous en parler, car j'ai toujours dans la tête des mauvaises pensées de mort subite, genre accident de voiture, rupture d'anévrisme ou maladie foudroyante.

Je sens venir le temps où il va falloir que je glisse cette grosse lettre dans une moche enveloppe de papier kraft, que je la fasse peser au guichet, comme une grosse tranche de viande qui laisse au boucher les mains sanglantes d'un assassin. J'avais beau vouloir écrire le plus "brutalement" possible, je me rends compte que c'est bien lustré tellement j'ai peur de blesser, tellement j'ai peur de réussir à tuer. J'aimerais savoir écrire à rebrousse-poil et réveiller tous ceux qui dorment pour je ne sais quel combat, à moins que ce ne soit celui de l'Authentique. Certes, il n'y a rien dans l'infini au dessus de notre cerveau, rien dans l'univers qui nous vaille, pas même un Martien débile sur Alpha du Centaure qui nous parla en morse dans les radiotélescopes - et c'est pour cela que la Science-fiction est "charmante" - mais on peut reconnaître que mis à part certains hypertrophiés, généralement scientifiques, aucune boîte à matière grise n'a encore accompli de miracle. Les quelques progrès technologiques qui nous ont fait passer de la Pierre à feux à l'allume-gaz piézo-électrique, de la harpe celtique à la carte-son pour giga-ordinateur, n'ont rien révolutionné du tout en ce qui concerne notre quotidien "métaphysique". La grande frousse de la mort et l'éternel désir (amoureux ou pas) règnent en maître comme au bon vieux temps de notre espèce et ne nous laissent pas cinq minutes de réflexion pour avoir une chance d'utiliser à cent pour cent toutes nos circonvolutions cérébrales. 

93 - Le cheval de Huescas vient encore de hennir mais je sais qu'il est trop tard pour qu'un enfant grimpe dessus et tire sur les rennes en piaillant. A cette heure très pâle de la nuit il n'y aurait pas une mère qui mettrait une pièce dans l'automate. Le magasin est fermé, les cafés sous les arcades ont rangé leurs tables vaguement puisque la chaleur de juillet inciterait les insomniaques à s'asseoir comme à sept heures; et pourtant le cheval va hennir toute la nuit pour occuper les fantômes.

En réalité, la porte qui grince bat sous l'effet d'un courant d'air et hennit deux fois plus fort et sans cesser...

Quand je m'en approche, elle vient de se refermer en claquant aussi sourdement qu'un couperet de guillotine qui tranche dans la chair vivante. Je l'ouvre si doucement que le cheval en reste muet. Derrière ce n'est pas une grande salle vide comme je m'y attendais, mais toute la Mélancolie et le Mystère d'une rue, avec des arcades et des ombres portées qu'on dirait que le soleil est tout bas alors que le ciel est bas et vert: Piazza de Espana. Le grand cheval de bois est bien là, mais il est couché au milieu de la rue, pétrifié par le temps et transformé en statue gigantesque. Il n'y a plus de voiture à passer, plus de belles dames ni de beaux messieurs. Une ombre sans personne, témoigne de nous qui avons été. 

94- J'aurais mieux fait de ne rien faire, de rester calme et taciturne.

J'estime avoir été forcé de dire oui à presque tout - oui monsieur, oui madame, oui patron, oui docteur, oui mon enfant, oui mon chien, oui monsieur l'avocat, oui monsieur le président, oui la mort... - alors que j'ai toujours crevé de dire non au même presque tout. NON à tout ce qui me brouille avec la vie. Il n'y a de journée réussie que celle où on n'a rien fait, que peaufiner le "far niente". L'homo-faber est périmé.

Je me demande ce qu'on ne sait pas fabriquer. Sans doute certains vaccins contre les nouveaux sidas et autres cancers qui ne cessent de nous exterminer, mais si on avait PENSÉ avant, on n'en serait pas arrivé là. A part cela on sait tout faire, le sommet de la création démiurge venant d'être atteint avec le clonage et autre virtualité stupide. On a reproché à Einstein ses découvertes au nom de la bombe et personne ne s'émeut de la dictature du faux. Les intellectuels et les esthètes se précipitent sur les synthèses peut-être parce qu'il est plus facile et au bout du compte moins fatiguant de construire des programmes que de peindre la plafond de la Sixtine. On peut faire de la "musique" sans rien connaître à la musique comme on peut faire n'importe quoi sans rien connaître à rien. Bien sûr il reste quelques grands spécialistes: des astrophysiciens qui vous parlent de la courbure de l'univers, des grands chirurgiens, des grands philosophes qui parcourent le globe et passent à la télé comme les rock-stars, des grands économistes qui vous expliquent pourquoi dans une bonne part de la planète les gens, femmes et enfants d'abord, tombent comme des mouches, des météorologues qui vous font croire que l'avenir est prévisible .... et finalement ils sont si nombreux que je me demande s'il y a encore une place pour le "pékin lambda".

Mais les vérités profondes font toujours mal à entendre, à tel point qu'une émission de la télévision, à vocation sociologique, se fait appeler "strip-tease". Plus on dit ce qu'on pense et par conséquent SA vérité, moins on est aimé. C'est faux de penser qu'on aime la sincérité et l'authenticité. La vérité fait peur, au cancéreux condamné comme à tous les bien-portants. 

95- Au sens premier du terme, notre vocation est le néant. Un jour je me berce avec l'idée qu'il y a forcément "quelque chose" après la mort; un autre jour le néant m'apparaît dans toute sa lumineuse évidence. Les pseudo-intelligences artificielles m'ont tout au plus montré que le cerveau, même si le mien déraille quotidiennement, était le nec plus ultra sur terre. Pourtant, je suis aussi convaincu que s'il faut chercher le siège de "l'esprit" ce n'est pas forcément là, mais partout ailleurs en même temps, du côté du coeur, du côté du sexe, jusqu'au bout des doigts et bien plus loin.

Nous sommes faits pour la mort et en même temps il n'y a rien en nous qui l'appelle véritablement. Tout suicide, tout abandon, tout acte kamikaze me paraît toujours être une tricherie. On a beau savoir que la vie risque d'être terrible on veut la vivre jusqu'au bout et tenter d'approcher la vieillesse et la mort en se persuadant que cela va être sage, calme et tranquille. Mais c'est vrai, parfois certains passent au travers des mailles de la nasse. Ils ont franchi le seuil sans que personne s'en aperçoive. Ils sont partis en douce.

Pas vus, pas pris.

Mais ce n'est pas non plus la "solution", dans le sens où il y aurait "énigme". Beaucoup (surtout des jeunes) disent ne pas vouloir se faire "voler leur mort", comme si c'était un objet précieux alors que c'est la seule chose qui, réellement, vaille rien. Mais il est vrai que partir sans s'en rendre compte n'est pas une idée très excitante sauf pour un malade qui n'en finit pas de crever la gueule ouverte et n'est plus qu'un tas de viande avec quelques neurones qui lui servent juste à avoir conscience qu'il souffre ( Merci, Mon Dieu: vous étiez pas forcé de pousser la perfection jusque là ) .

Ainsi tous ces gens élus qui meurent en plein sommeil: Ils en rêvent tous, paraît-il! On devrait tous en rêver.

Un soir on s'endort (cela arrive même après une belle journée) et puis le lendemain ... et non, justement pas de lendemain ... pas même de "et puis..."

-"Il n'a pas souffert! Il ne s'est aperçu de rien!" (Il s'est fait baiser par la mort.)

Et puis qu'en savent-ils ...

"Ce qu'ils disent et puis rien c'est pareil" c'est ce que je me disais quand toute la famille me rassurait sur le passage de mon père d'un monde à l'autre. Honnêtement à l'époque j'avais des doute sur la réalité du Néant. Je ne voyais pas comment un truc qu'était rien pouvait exister quelque part, déjà que j'avais beaucoup de mal à imaginer la réalité du Désert.

Pourtant, ce désert est là qui m'appelle. Parfois, je m'en approche quand je me perds dans le temps.

96 - Je n'ai jamais voulu anticiper le Malheureux Événement, tout au plus m'équiper d'une armure pour lutter avec efficacité. Même les philosophes qui disent se préparer toute la vie à cette bataille-perdue-d'avance, sont moins formés qu'un gladiateur aux jeux du cirque. On peut toujours faire un peu d'exercice: le jogging de l'infini - un peu comme le cosmonaute de 2001 qui trottait en jogger dans son corridor sans fin puisque c'était une roue en état d'apesanteur - mais au lieu de cela on se dit: "on verra bien", on fait confiance aux légendes, aux trente-six chandelles, à la lumière épiphanique au bout du tunnel, aux manèges de synthèses des grandes firmes hollywoodiennes ou à la pureté des choeurs d'enfants pré pubères de festivals d'été: ce sera comme cela l'éternité.

Là où je suis le plus dans le désert c'est quand je me dis que cela n'a aucun rapport avec la vie (et pour cause!) mais que cela n'a aussi aucun rapport avec la mort. Rien à voir non plus avec une vérité surréaliste ... mais une "chose" qui n'a de nom dans aucune langue pas même dans un jargon d'extraterrestre.

Ce qui fait que je suis bien souvent tenté par l'oubli et que je me contente d'avaler un bourbon. 

97- Heureusement il y a les mille et un travers de la vie quotidienne et leur cortège de contingences. Il y a toujours de quoi penser à autre chose qu' à l' essence de l'existence qui, à bien y réfléchir n'intéresse pas grand monde. Vivre est un devoir qu'il faut accomplir comme un bon élève. 

98- A ce propos j'en ai vu un, un humain à tête pensante, qui n'avait plus de soucis à se faire sur rien puisqu'il s'était, en voiture, malencontreusement encastré dans un benne d'éboueurs matinaux. Sans doute, pensait-il à autre chose qu' à sa conduite (à sa femme triste, à ses gosses grognons, à sa lettre de licenciement à tant d'autres sujets qui ne manquent pas...) et BOOM!!!

 

vie et mort d'un terrien de l'espèce commune, écrasé par un tas d'ordures. On a entendu comme le bruit sourd d'une grosse vague sur un rocher, comme le dernier battement dans un stéthoscope.

Sous l'effet du choc les pinces élévatrices ont commencé à soulever la voiture. Les pompiers avaient bien du mal à le sortir de sa boite à conserve et sur le macadam c'était bien du sang et pas de la vieille sauce tomate.

Sur le trottoir d'en face, il y avait une jeune femme, stoppée net dans son élan qui la faisait conduire son bébé à la crèche car pour elle aussi c'était l'heure de ne plus penser à autre chose. Elle ne regardait même plus son enfant. Un petit vieux avait calé son panier à provision entre ses jambes et scrutait, lui aussi, l'amas de ferraille pour voir la tête du mort; alors qu'un autre matin il aurait souri au bébé faute d'oser sourire à la jeune femme.

Pourquoi hier est-il déjà passé ?

On ne peut pas revenir en arrière: tout le monde le sait et pourtant chacun se prend à imaginer la voiture reculant, la taule se défroissant les choses revenant en arrière comme on recule au jeu de l'oie.

Mais il n'y a pas de correction possible, pas de blanco sur les erreurs, la messe est dite.

LES JEUX SONT FAITS ... RIEN N'IRA PLUS, JAMAIS.

Mais c'est nous qui tournons dans la roue.

Fallait qu'il fasse attention le monsieur, fallait qu'il dorme plus, qu'il dorme mieux, qu'il ne regarde pas la télé si tard, qu'il travaille moins dur, qu'il boive moins, qu'il ne fume pas ... fallait qu'il fasse très attention, mais faire attention toujours, à soi, aux autres ... c'est si fatiguant.

 

99- De plus en plus souvent, il m'arrive de retourner sur mes pas pour jeter un oeil dans un magasin, persuadé y avoir vu quelqu'un que je connaissais jadis, du genre: un de mes amis perdus. Je constate avec stupeur que c'est un sosie qui en plus a gardé le même âge. Mes fantômes me poursuivent et se refusent à vieillir.

Le temps m'a perdu.

Je rêve que j'ai été oublié.

>> suite100

© Les éditions de La Maison Nantes 2002