100- Je me demande si cela existe en vrai :

un homme honnête

un homme sans qualités

un homme qui rit

un homme qui ment

un homme qui dort

un homme pressé

un homme qui vient du froid

un homme du néant

un homme éternel

un homme couvert de femmes

un homme au bras d'or

un homme-boîte

un homme invisible

un homme qui savait

un homme révolté

un homme tranquille

un homme assis dans un couloir ?

Si c'est écrit c'est que c'est vrai ... ? sinon, à quoi se fier ?

Si La photo existe, c'est que c'est vrai - j'ai parié pour l'icône, l'image et l'imaginaire - je relève mes paupières avec les doigts mais je n'y vois pas plus clair. Les Chinois ont péri dans d'atroces souffrances - en vain, puisque personne n'a retenu aucune leçon - et les corps, amputés de leur carnation par le temps, sont Là, à n'y comprendre rien. Le monde va, glissant silencieusement dans l'ordre et le chaos de l'univers, sans que jamais rien ne change. Depuis le début de l'Histoire, si ce n'était un Dieu maudit, de temps à autre: rien. Pas l'ombre d'une réelle épiphanie.

La solitude est notre essence qui nous a fait nous ériger à l'aube de l'humanité.

On aura beau accompagner les mourants, leur serrer la main, caresser le front des enfants squelettiques en Afrique ou ailleurs, on n'entamera pas plus la coque de solitude existentielle que celle des soucoupes volantes dans les bandes dessinées de la guerre froide.

Et pourtant ... ce que nous avons de plus difficile à faire dans la vie, nous n'aurons jamais appris à le faire. Pas la moindre pédagogie sur le sujet. Les nonnes Clarisses n'en savent pas plus long sur l'exercice du Dernier Moment que les grands bavards mondains. Un seul moyen pour brûler cette étape maudite: dormir (oh, merci mon dieu, il a eu de la chance: il est mort pendant son sommeil). Mais se faire voler ce moment là, n'est-ce pas la plus grande escroquerie de la société marchande? A force de n'y plus penser on perd tout sens de la vie, pour ne pas dire tout le sens. Quand un être meurt dans un taudis ou des draps de soie on s'étonne comme si c'était la première fois. Seuls les Princes ont droit au cérémonial funéraire, sinon c'est la même entreprise qui vous a nourri qui vous mène à la tombe pour un prix modique.

Jadis, j'entendais souvent les adultes dire aux enfants: "Il fallait y penser avant". Aujourd'hui les Maîtres qui nous gouvernent font tout pour que les gens oublient, l'Opium-Te-Ve anabolise les masses entre une pub pour un contrat obsèques et une offre de crédit spéciale vieillard-malades sans visite médicale.

La mort n'est plus un tabou, elle est devenue comme le sexe, un bien de consommation. L'éternité n'est plus de mise dans les cimetières: les concessions à perpétuité n'existent plus; là encore il faut renouveler le bail, avoir du fric à mettre sur la table, sinon c'est la fosse commune ou la crémation à peu de frais. C'est vrai, si on "cramait" tous les pauvres morts les promoteurs immobiliers pourraient faire des merveilles.  

* - On lit, on lit ... on voit des films par milliers ... on s'évanouit d'émotion en écoutant des musiques qu'on dirait écrites par des anges ... et puis tout cela ne serait rien au bout des comptes.

Ce serait bien, si au moment voulu, on pouvait tout rapatrier de ces souvenirs "impérissables", on pouvait tout concentrer pour en exprimer un jus de vie savoureux comme le népenthès des Grecs anciens. 

* - Encore une fois, je me suis laissé avoir par le rétroviseur d'une voiture: rêveur à un feu rouge je tournais la tête à gauche, par ennui plus que par curiosité, et croisais le visage d'une femme, belle à n'en plus finir, qui se regardait dans son rétroviseur avec autant d'attention que dans son propre cabinet de toilette. Pudiquement en même temps que suffoqué par la beauté des traits, je me retournais vers le feu tricolore. Mais ni tenant plus je détournais à nouveau mon regard pour vérifier que je n'avais pas rêvé le visage; et là je me heurtais à un monstre grimaçant qui vérifiait s'il avait les dents propres en ouvrant large la bouche comme font les chevaux, et en se tirant sur les yeux pour voir ce qui restait du maquillage.

Il ne faut jamais s'en tenir à ce que l'on voit, c'est l'évidence, mais la dentition jaunie par le tabac m'est restée gravée au fond des yeux comme pour dire encore une fois que la beauté est une "insulte au monde qui est laid".

 * - Même le plus abandonné des soldats dans la jungle ou le désert d'un pays qui n'est pas le sien, a toujours sur le coeur la photo d'une femme ou d'un enfant. Ainsi je regarde, comme la mère l'icône de son fils, l'image de la femme nue brandissant une auréole - pas le flambeau de la liberté mais la lumière de la vérité irradiée de la ténèbre du puits - dans une allure digne et quasi pornographique tout autant que le sexe secret de "L'origine du monde" (un peintre audacieux a bien tenté de le reproduire épilé, sans oser l'ouvrir, ne montrant ainsi rien de plus) ou la bouche écartée de Catherette chez Gombrowicz ...

 Mais ,"d'où venait ce monstre buccal".

   

MAIS ... il paraît, que

le bonheur vient toujours après la peine ...

 

"Il fait beau à n'y pas croire,

c'est un temps contre nature

un temps à redouter le pire

un temps à ne pas mourir." (Souvenir d'une vieille chanson. )

Précisément, aujourd'hui il fait gris: l'hiver en été, novembre en juillet. Le froid et la pluie et la brume, de chaleur disent les optimistes, sont descendus sur la ville.

En plus des vrais et grands malheurs de la vie, un chapelet de tracasseries stupides me sont tombées dessus et ont fini de m'abattre. J'ai craqué comme un arbre malade puis me suis avachi sur le lit en me disant que la vie était belle, par défaut, et qu'en louper une miette était un crime. Je sais qu'il n'y a pas que moi à avoir été malheureux, à avoir des malheurs (même si en faisant la liste des miens, je suis impressionné par le nombre et la qualité) mais là où j'en suis de ma vie, je ne peux plus penser la douleur du monde. Il ne faut pas penser à la mort dit-on, cela empêche de vivre; et on voudrait que je me console en pensant aux enfants qui ont faim, aux cancéreux qui meurent sans cesser dans d'atroces souffrances.

Pourtant, il faut reconnaître que ceux-là n'ont plus que la mort comme espoir de bonheur. C'est la mort qui vient toujours après la vie.

Toute la vie l'homme va au labeur comme le cheval au labour avec toujours en tête l'idée du bercail bien mérité, comme les enfants du temps jadis avec l'espoir d'un bonbon.

Nous sommes dans la vie comme dans une salle d'attente et on voudrait nous faire croire que le seuil de la porte qui va s'ouvrir donne sur le vide, sur le néant, sur le "cela n'existe pas" - "tellement qu'on ne peut pas en parler". Et toute langue humaine trahit la pensée car c'est une chose sans nom en même temps qu'une chose sans pronom. 

Parfois on oublie et c'est tout doux la vie.

Pire que de penser à sa propre disparition est penser à la mort de ceux que l'on aime ou que ceux que l'on aime (ou a aimés) nous fassent penser à leur mort. Comment dans un tel enfer vivre sereinement en se disant que "la vie est belle"?

IMPOSSIBLE - et c'est cette pensée impossible que j'ai besoin d'écrire et de crier quand je suffoque et que je sens les clous me déchirer la paume des mains. Une fois, pour toutes, j'ai appris pour ne pas dire j'ai"été révélé" , ce que tout être apprend quand les parents meurent, quand l'être le plus cher disparaît, ce que c'est que NE PLUS ETRE LA. La mort est toujours victorieuse, elle a raison de tout et de tous. Quant au ciel étoilé, il est fait d'étoiles brûlantes, de vide et de silence. Nous sommes nés sur la seule tête d'épingle accueillante dans l'infini.

Ma vie a été ruinée par la mort de mon père auquel je vouais un amour Oedipien inversé, quand j'avais douze ans. De ce fait, il est vrai que je pense tout bas: "Tu en as assez connu de malheurs .... maintenant tu vas être heureux sans fin". Plusieurs fois, c'est vrai, le bonheur a montré son museau comme font les souris pour voir si elles peuvent sortir de leur trou et j'ai cru que c'était pour de bon. Mais la guerre ne s'arrête jamais et le pire n'est jamais passé. 

Notre aptitude à nier l'évidence est sans doute une grâce mais celle-ci nous revient comme un boomerang et fait de nous les créatures de l'univers les moins préparées à ce qui nous attend. 

Je ne me souviens plus de la première fois où le bonheur a montré son nez: c'était certainement pendant l'enfance quand on ne culpabilise pas encore de confondre bonne nouvelle, bien être, bien manger, plaisir tout court avec Bonheur.

- "A la Bonne heure!" disait ma grand-mère comme si elle venait d'éternuer. Le bonheur c'était l'heure juste, ce qui tombe bien, au bon moment, comme de gagner à la loterie quand on est pauvre.

Mais quand on grandit on se doit d'avoir une vision plus haute de la chose car en même temps que va la vie, les malheurs prennent de l'ampleur et il nous faut des bonheurs de plus en plus grands pour compenser les pertes infligées. 

Les soirs d'été, autour de mes cinq ans, dans un temps où les soirées n'étaient pas investies par la télé, mes parents prenaient l'air frais au balcon de leur quatrième étage, face au château des Ducs, et baillaient aux corneilles en comptant les martinets qui faisaient du rase-mottes: et moi, je sais maintenant que c'était un vrai grand bonheur qui n'en finira pas de grossir tout le reste de ma vie. 

Silence froid // Ce matin de décembre à la fine pointe de l'aube, un commerçant qui savait me revoir le soir à la tombée de la nuit, m'a dit: "A tout à l'heure!" - horreur, horreur d'une journée qui va passer si vite qu'on dirait une heure, horreur d'une vie dans laquelle, comme disent les grand-mères: "on ne voit pas grandir ses enfants!".

Quand on est trop avancé dans le malheur on ne voit rien des petits bonheurs qui vous bouchent les yeux. On avance dans la vie comme en voiture sur une petite route de campagne dans le brouillard à couper au couteau. Le nez sur le volant, les yeux rivés sur le goudron, on ne voit plus que le sol terrestre sur lequel on est plaqué comme un boxeur vaincu. Il n'y a même pas une ligne blanche pointillée ou continue pour nous guider. La nuit on réussit à pleurer en cauchemar alors qu'en plein jour le "mal lacrymal" ne lave plus rien. 

Le bonheur, je ne sais pas ce que c'est mais je sais ce que ce n'est pas. C'est comme le paradis, je sais que ce n'est pas la nuit même fleurie des plus beaux rêves car les rêves idylliques finissent aussi et le jour devient comme un cauchemar ou un "taudis" à la Baudelaire. Alors j'aime à penser que le bonheur est comme un doux rêve agréable qui ne finit jamais. Mais je sais aussi avec certitude que l'enfer est un cauchemar dont on ne se réveille jamais. Comme me disait mon grand-père quand j'étais môme: "ne crains rien petit, on se réveille toujours même dans les pires cauchemars; sinon, c'est qu'on est mort". Alors en bon philosophe, je me dis que l'enfer c'est la mort et le paradis la vie: ce qui me ramène à la case départ d'une marelle que je n'aime guère. 

// Les soirs d'hiver quand il fait nuit à cinq heures on dirait que les journées sont plus courtes mais ce n'est qu'une impression fausse. Les soirs d'hiver, quand vient la nuit trop tôt, je me mets à penser aux jours d'été où, exactement à la même heure, je cours prendre le soleil aux terrasses des cafés pour voir les filles en robes légères.

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Postface . 101 -Dernière liv-raison - La fabrique du livre - Mise à jour

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