Profiter du temps qui passe, des rayons de soleil qui traversent la salle, c'est encore une histoire de privilégiés. A l' Université aussi le bureau du Grand Directeur est baigné de soleil (et sans doute n'a-t-il pas que du café dans ses tiroirs) mais l'imprimerie est plongée dans le noir et les mauvaises odeurs.
On va dire 58- Faudrait juste que je me relise, que je clique sur la flèche pour remonter dans le temps, mais j'ai parfois la flemme d'aller jusqu'à hier qui est pourtant ce qu'il y a de plus proche de moi dans le passé. Le temps tourne si vite que je me demande en voyant mon visage dans le miroir ce qu'il reste de celui que j'ai été. Il est toujours là: je peux me tatouer pour vérifier si la peau est toujours la même. Pas d'erreur, je n'ai qu'une minuscule cicatrice au doigt que je me suis faite étant enfant, mais elle est bien visible. Mon corps m'a suivi jusqu'à aujourd'hui. Je sais que je suis partout dans ce corps et pourtant je ne me reconnais plus nulle part. On dit que le regard demeure... mais il y a sous les yeux de telles poches qu'ils finissent par perdre de leur éclat. Depuis que la maladie s'est mise en eux, je les sens rétrécir. Tantôt ils me brûlent tantôt ils me font froid. "Mes yeux, mes pauvres yeux"... parfois je les plisse et les humecte d'un coup de paupière pour les refaire à neuf mais quand ils se mettent à pleurer tout seul, de fatigue et pas de malheur, et quand j'enlève mes lunettes pour pouvoir lire une pochette de disque, je prends conscience que sans eux je ne serais plus qu'un invalide. Alors que j'ai de plus en plus besoin du noir le plus complet pour dormir et qu'aucune lumière n'est susceptible d'éloigner la véritable angoisse; je cherche à imaginer ce qu'est la véritable ténèbre de l'aveugle. Pourrai-je rapatrier tous les souvenirs visuels dont j'aurai besoin à ce moment?
Au même titre que les insectes, nous subissons de multiples métamorphoses qui nous font passer d'un âge à un autre mais chaque chrysalide est pour nous une irrémédiable perte d'énergie. Et Dieu sait si nous avons besoin de stimulant pour résister à ce qui nous fait nous pencher jusqu'à forcément nous rompre. Durer doit être un désir sans fin car jamais je ne serai capable de vivre sans envie.
Je veux bien dire que parfois nous sommes quittés par notre corps mais la figure de style est un peu lourde. Il me semble qu'il y a belle lurette que plus personne d'un minimum informé ne croit plus au je-sais-quoi d'ectoplasmique en forme d'âme qui serait le locataire de la maison-corps. Tout de même: amputé d'un membre c'est un peu de mon esprit qui part avec la chair et l'os.
Depuis que j'ai vu l'influx électrique circuler dans les synapses et que je sais la complexité du réseau neuronal il faut que je me pince pour m'imaginer flotter au-dessus de moi-même tel un poltergeist.
Sauf peut-être quand je vais jusqu'à
me dire, au plus profond du puits de l'angoisse, que je
préférerais ne pas être né.
Comment peut-on se penser
ne pas avoir été? Comme me
disait ma mère "si tu n'existais pas, il faudrait t'inventer"
faisant ressortir du même coup le caractère
inéluctable de la nécessité. Mais bref, une fois
que nous sommes embarqués nous sommes faits comme des rats.
Qu'on le veuille ou non, tous les couloirs mènent à la
sortie mais c'est une
et si par malheur on se retourne, une fois franchi le seuil, on
s'aperçoit qu'il n'y a pas de porte derrière
soi.
Entre une vie d'homme placée sous le signe de la conscience de sa mort et une vie d'animal placée sous celui de l'insouciance féline il y avait une marge que l'entité fondatrice aurait dû explorer plus attentivement. Il aurait pu être doux de vivre avec l'idée que la vie pouvait être une histoire qui se termine bien. Au lieu de cela pas la peine de chercher, on aura beau faire, défaire et refaire, dans tous les cas c'est une histoire qui finit mal. Et puis cette fin eschatologique est tellement insoutenable qu'on y pense le moins possible ou alors on l'étudie ou alors on se sacrifie pour en faire son mode de vie. En vérité, parfois je me le dis que j'aurais dû y consacrer plus de temps au lieu de passer des journées entières à ne rien faire, à faire comme si cela allait durer toujours et toujours, que j'aurais dû me lancer plus avant dans la métaphysique ou la théologie ... ou je ne sais quoi qui s'approche un peu du sujet pour faire avancer la "chose". Mais non, on se dit que c'est foutu d'avance qu'on n'en sortira pas de la sempiternelle question: "et après?" alors qu'en réalité personne ne s'est peut-être jamais vraiment attaqué au problème.
Et pourtant, il faut quand même reconnaître que l'homme est singulièrement orgueilleux puisqu'il lui semble assez naturel de s'imaginer "survivre" à lui-même par le simple pouvoir de son "esprit" par ailleurs si misérable devant la moindre situation un peu "hard". Je veux dire par là, qu'il suffit d'une petite douleur, du genre rage de dent, dune souffrance ordinaire, du genre perte d'un proche pour que l'univers entier chavire dans le vide aussi facilement qu'une brouette sur le fumier alors qu'en principe nous sommes LA merveille de l'univers, après les extraterrestres de la plus lointaine galaxie qui, à ce que tout le monde dit, nous dépasse côté entendement. Mais on a beau se pressurer le cerveau on n'arrivera pas à résoudre la moindre énigme relative au mystère de la vie sur terre. Heureusement il y a les Prix Nobels, les Intellectuels et les génies de la pensée tous azimuts qui nous font voir tous les jours, à quel point, nous les pauvres petits rebelles, les révolutionnaires manqués, les simples d'esprits, les esclaves des Maîtres qui nous gouvernent, nous ne savons pas utiliser la merveilleuse matière grise qui sommeille sous notre crâne. Un jour l'homme sera plus grand et réussira là où tous nos ancêtres ont échoué. Le progrès est en marche et rien ne peut l'arrêter. Le problème c'est que ce qui nous manque le plus, à mon avis, ce serait plutôt un petit rien du genre: ataraxie. Et pour ce rien je donnerais tout, enfin presque tout, - avec en moins les êtres que j'aime et qui m'aiment- car je n'ai pas l'intention de parier ma tête avec le diable, en admettant que le diable en veuille encore de ma pauvre petite âme.
59- Il paraît que dans les urgences il y a plus de suicidés que d'accidentés de la route. Il semble que les gens ont peur de l'avenir. C'est diabolique! Dire qu'on a connu un temps où tout le monde pensait à l'an 2000 comme à une fiction, promesse de bonheur. Pourquoi les écrivains de science-fiction n'ont-ils pas borné leur nouveau millénaire autour de 3000? Cela nous aurait encore laissé une chance de penser à des jours meilleurs. Nous sommes à la veille du deuxième millénaire et c'est d'une tristesse pas croyable. Tout le monde voit bien qu'il n'y a rien de changé. La peste, le choléra, la tuberculose, le cancer et le sida sont toujours là pour nous faire la nique. Il y a bien quelques millardaires américains qui se font congeler, il y a bien quelques records du monde côté centenaires mais ça continue de trépasser partout, sans arrêt, en ce moment même, à cet instant précis, et en grand nombre et à bien y regarder il n'y a pas grand chose qui ressemble aux beaux rêves de 2001 et plus. La station spatiale Mire est loin de ressembler à celle du merveilleux film de Kubrick: "L'Odyssée de l'espace", c'est même une poubelle de l'espace disent les mauvaises langues!
60- Parfois, généralement tous les matins à la même heure, à la fine pointe de l'aube, à l'heure où les condamnés à mort finissent leur vie quand les autres commencent leur journée, un ange passe et fait taire mes mauvaises pensées.
Je pense que tout est bien, que tout va bien, que tout est possible, que les choses vont s'arranger et que nous sommes en droit d'espérer. Puis le rouleau compresseur de la journée de travail me passe dessus. Comment le soir, pourrai-je croire encore à l'avenir meilleur?
Je ne croyais pas si bien dire en parlant de condamné à mort: la radio vient de me vomir une nouvelle bien puante; à savoir qu'aux Etats-Unis dans un état où précisément on vient, la nuit dernière à l'heure où je dormais si calmement, d'exécuter une femme par injection, un député a réclamé que la peine de mort soit applicable dès l'âge de quatorze ans, alors qu'elle l'est déjà à dix-sept. Ainsi, certains êtres qui se disent normaux par rapport à une meurtrière, s'imaginent fort bien étendre un gosse de quatorze ans sur une table de mort, le ligoter comme un gigot et le regarder mourir pendant huit longues minutes.
61- Oui, j'en suis là, sans que ce soit assez, je m'étais juré d'aller jusqu'à 100, de tenir bon jusqu'au nombre fatidique que peu d'hommes atteignent alors que tant d'arbres y réussissent si bien. Notre vie d'éphémère est grotesque, et pourtant ... on nous demande tous les jours d'en faire un chef d'oeuvre, que cela se tienne, que cela puisse avoir un sens à tout moment ... alors qu'on passe son temps à se laisser aller, à faire comme si on pouvait tout corriger, revenir en arrière, faire des ratures, dire: "non, ce n'est pas ce que je voulais dire, ce n'est pas ce que je voulais faire, j'ai fait mal, mais je ne voulais pas, je t'ai fait pleurer, mais je ne le voulais pas, j'ai tué, mais je ne voulais pas". Dommage, ils sont morts maintenant, ils ont pleuré fort, ils ont eu mal plus que des bêtes.
62 - Celle-là je l'enfile tellement violemment sur le vieux pique-fiche de caissier que je manque m'en traverser la main. La ferraille est rongée par la rouille et le sang qui coule sur le papier aussi naturellement que de l'encre, barre le texte comme un "X" . Il y a des jours où je me sens tellement coupable que je me mutile réellement. Je finis même par me sentir responsable du temps pourri qu'il fait alors que nous sommes en vacances. Je n'en veux jamais véritablement aux gens, même à mes meilleurs ennemis (cela ne m'interdit pas d'avoir envie de les tuer - si possible en leur arrachant la langue avant et en leur brûlant les yeux avec un fer chaud comme dans Le Roi Lear), j'en veux à la vie, au destin qui sépare tout le monde de tout le monde comme si la solitude existentielle et essentielle ne suffisait pas et qui transforme la merveille de l'univers en infect tas de fumier. En cherchant bien avec une fourche aux dents longues on trouve des vers de terre et puis c'est tout! Plus on retourne le fumier plus il pue - alors laissons-le. C'est comme les cendres; y'en a marre des yeux du souvenir, j'aimerais vivre pleinement le moment présent comme font les idiots et les animaux. Pas de passé, pas d'avenir. L'hic et nunc dans toute sa beauté. Ah! ceux qui jouissent à la vue d'un rayon de soleil sur la marche de l'escalier! Bien sûr que j'en comprends la force et la joie mais c'est comme une belle musique sur une vieille cire: à force de parasites on n'entend plus les notes. Donc, je vois le bleu du ciel, le rose sur les joues des femmes, l'éclair humide qui fait briller les yeux, les rires des enfants dans les squares, les volutes de la fumée d'une cigarette, mais tout cela est enveloppé dans un brouillard de fureur, dans les embrouilles de la vie. N'ayant pas les moyens de m'offrir un paradis artificiel, l'amour étant trop faible pour résister à la puissance morbide, je cherche le Népenthès, ma pierre philosophale de la mémoire. Le problème c'est qu'à force de vouloir oublier je vais finir par devenir amnésique et que je n'aurai plus qu'une idée en tête, celle que voulais passer au blanco: le trauma de ma chère et douce enfance: "la mort de mon père", la "perte du monde".
Il y a des malheurs dans la vie qui laissent des taches indélébiles qui font couler le bleu du ciel sur la toile de fond aussi fort que les larmes des enfants perlent sur les joues roses en traçant les sillons des futures rides d'amertumes. "C'est pas grave... cela s'arrangera" nous a t-on dit, alors que chacun sait au plus profond de soi, que rien ne s'arrangera jamais. Chaque incident, chaque accident est l'exercice d'évacuation de la Grande Catastrophe alors qu'aucun élément n'existe au monde pour éteindre cet incendie qui nous consume de l'intérieur depuis toujours.
63- A propos de perte du monde, il m'en est arrivée une bien bonne: par ces temps de grande fatigue et d'amnésie, à force de m'obstiner à écrire sur ordinateur, j'ai bel et bien perdu du texte. Habituellement, pour tout véritable écrivain (celui qui se satisfait d'avoir des pertes d'encre), il ne s'agit que d'une page froissée puis jetée par erreur ou, fausse coquetterie, que d'une page envolée au moment où le chat s'est glissé par la porte mais a du même coup provoqué une tempête sur la table de travail; mais là il s'agit d'une Disparition dans toute sa splendeur qui renvoie l'être au non-être d'où il vient. Jusqu'à ce qu'un savant fou réussisse à reconstituer la mémoire volatile des disques durs, les pertes informatiques restent encore pures. Je ne sais si c'est à cause de l'ivresse produite par l'extrême faiblesse électrique de mes neurones, mais cela me plonge dans des vertiges de néant qui font que la corbeille sur l'écran a l'air d'un trou noir d'antimatière, un aspirateur de matière, un gouffre par où mon âme s'engouffre ... par mégarde.
64- Quand je marche le long du long mur d'un cimetière, en particulier celui du centre de la ville, je pense toujours à toute cette population plus nombreuse que celle des vivants de la ville et je les imagine tous se levant d'un trait, non tels des zombies mais bel et bien comme des habitants voisins à part entière et je me demande comment ceux-là font pour cohabiter serrés comme des sardines plus proches les uns des autres qu'aucun locataire de la surface. C'est une foule énorme qui s'élève alors et me crie nous sommes là, nous sommes toujours là, même s'il ne reste plus à certains que la poussière d'étoiles de leurs os. Je connais des habitués, qui pour rentrer plus vite de leur travail, ont pris l'habitude de couper par le chemin de traverse de ce jardin tranquille par vocation, à condition de ne pas se faire prendre par l'heure fatale de la cloche qui signifie que la ville horizontale revient à leurs propriétaires de plein droit pour l'espace d'une nuit où seuls les chats, voués au silence, dormiront chaudement sur le marbre froid.
Mais non, rien: aucune agitation nocturne ni
diurne. Seulement celle des fossoyeurs qui font aujourd'hui,
hélas, plus de bruit que les pelles et les pioches du temps
jadis. Le hennissement des chevaux, fatigués par snobisme,
venait parfois troubler le repos "tant mérité".
Aujourd'hui même les voitures y pénètrent et font
trembler tous les caveaux, mais les cercueils même les plus
simples résistent mieux que les façades de nos
immeubles. Il est vrai que les fissures ont peu d'importance pour
ceux qui ne font plus la différence entre l'intérieur
et l'extérieur.
Peu m'importe, c'est comme si je les entendais tous respirer froidement dans leur drap. Un modeste bruissement de feuilles, comme s'il était encore besoin de leur faire de l'ombre, et les amants qui se plaisent à faire l'amour sur le ventre de leurs ancêtres, frémissent un instant ayant tout de même la vague intuition que la provocation est vaine et sans conséquence.
x- C'est étrange: ce nombre est faux, c'est 65 qu'il faut lire, comme si ce délire sur les morts avait été EN DEHORS.
65- Parfois je n'en peux plus de cette fatigue qui m'envahit me fait enfler les joues, remplit les poches sous les yeux et creuse les rides profond comme des sillons dans la terre. Une lassitude terriblement proche de l'épuisement morbide. Une mauvaise nouvelle me fait plus vieillir que des heures de lourd travail physique. Les vieux ouvriers comme des chevaux de trait doivent rentrer le soir de cette démarche là, le pas lourd, le visage défait, vidés de leur sang par le bagne quotidien.
Et puis...
66- ou je ne sais plus combien, mais y'en a marre de mettre de l'ordre dans nos pensées, de tout devoir enfiler comme des perles jour après jour, de devoir dater, signer avec son sang le moindre papelard qui vous condamne par contumace. Mais non, je n'y étais pas, tel jour à telle heure - en tous cas ce n'était pas moi, c'était un autre. Moi, il a changé. Je vis et me transforme sans arrêt jusqu'à la métamorphose majeure.
Perdu dans le temps, oui je suis complètement paumé et c'est ce qui sauve d'une décomposition certaine qu'on appelle l'usure du temps. Les heures qui passent, les photons qui traversent la matière, c'est pire que la pluie sur le granit.
67- Le nombre est juste et je me plie, tout compte fait, aux ordres du Grand Ordinateur qui nous gouverne au nom de la Pensée Unique, de l'Économie, de la Mondialisation, du Redéploiement et autres foutaises carnavalesques qui font quand même mourir les esclaves "qui ont le blues" plus tôt que prévu. Souvent je me prends pour un rebelle alors que je ne suis qu'un soumis et que je courbe l'échine autant qu'un boeuf sous le joug. Je fais la pute auprès de l'Etat pour pouvoir bouffer et être un monsieur avec abri. Il me vient souvent l'idée de voler les gros riches pour les aider à restituer plus rapidement ce qu'ils doivent aux prolétaires "spoliés" comme dit chère Arlette. Car ne perdons pas de vue que le Gros Morlok, qu'il soit socialiste ou libéral ou conservateur n'a qu'une idée en tête: faire la chasse aux écureuils puisque la chasse au Yéti et sa ceinture d'or est interdite en toute saison et sur toute la planète. Alors il ne lui reste plus qu'à être plus rusé que Maître Renard et à se salir les pattes pour entrer par les souterrains et bouffer la poulaille.
68- Réflexion faite "Le Cheval de Huescas" sera le meilleur titre. Voici plusieurs jours que je crois l'entendre hennir dans la prison où je travaille. Réellement, je l'ai cru retrouvé mais ce n'était qu'une porte de bureau mal graissée qui grinçait et résonnait dans la salle des pas perdus.
Car en vérité, je vous le demande, par quel interstice le Beau Cheval aurait-il pu se faufiler?
Ainsi, tous les jours je suis le seul à entendre le hennissement ludique et mécanique qui m'appelle et m'attire sur d'autres rives. "J'arrive" c'est bien certain, mais je suis tant essoufflé par les mauvaises pensées qui me serrent la gorge que je sais bien que mes pas seront toujours trop lourds pour que je réussisse à enserrer son licol.
Peut-être y avait-il à Huescas un dytique dans ma tête qui faisait cliquer ses élytres pour me chanter: "réveille-moi, réanime-moi et réussis ton coup au moins ce soir",
-"l'autre soir en Avril d'il y a tant d'années, tu avais des excuses: on ne peut pas la même nuit redonner souffle à son père et à son petit coléoptère chéri; mais là maintenant que tu es homme, tu dois trouver la clé ... tu ne peux plus passer ta vie à laisser mourir les autres ... tu es responsable".
69- Entre la veille et le sommeil, dans ces espaces du jour où l'on s'enfonce comme dans le coeur de la nuit, où le repos ne dure que quelques minutes -certains appellent cela la sieste- j'erre dans ma belle enfance et le toucher du bois du jeu de construction de la Maison des Vosges et les écrous du Mécano qui font des blessures à la peau douce car on n' a pas la force de les serrer avec la clé, le piaillement des fameux martinets qui rasent les balcons, me reviennent au visage et je sens la petite tristesse de l'ennui de ne pas être un grand. Et je regrette que le Père mort soit parti avant que l'enfant ne soit plus enfant.
Maintenant que la simplicité, d'autres disent l'innocence, n'est plus possible je ne pourrai jamais comprendre ce que c'est que d'être là avec les parents vivants comme si l'origine ne pouvait jamais se perdre et ne se retrouver que sur le divan d'un analyste ou sur la terre des ancêtres disparus il y a plus d'un siècle.
Mais je sais, maintenant que la moitié en est passée, qu'un siècle à hauteur d'homme ce n'est qu'un tas d'heures et de journées qui passent si vite, si vite. Je sais que pour que le temps s'arrête le prix à payer est au dessus de mes moyens. Et puis quand bien même, en admettant que le grand miracle se produise: comme disait le philosophe Alain pendant combien de temps le temps s'arrêtera-t-il?
Enfin bref! l'affaire est dans le sac, dans cent ans tout cela sera fini - à moins que?
Si j'avais un bateau je ne le baptiserais pas "Pourquoi pas?", je l'appellerai du petit nom charmant: "A moins que...".
Tous ces gens fadas de sciences (qualifiées d'humaines parfois) , de calculs, de statistiques, de certitudes à l'emporte-pièce m'exaspèrent de plus en plus. Le monde que l'on décrit ne sera toujours que celui que l'on a inventé. La ligne droite n'existe pas et quand je vois le soleil se coucher cela me fait "rire" de penser que c'est nous qui tournons et qu'on a la tête en bas comme dans les aquarelles de Saint-Exupéry. En grand sur le mur de ma chambre d'étudiant, à part quelques mayas desnudas, j'avais le "poster" géant de la Terre photographiée de la Lune et avais écrit en exergue "Le clair de terre est bleu comme une orange" ce qui avait eu pour effet de me rendre content d'avoir fabriqué une certitude scientifique avec des fantaisies poétiques. Et encore ... quand on sait que les chats voient tout en vert la couleur des fleurs et le bleu du ciel ne leurs sont d'aucun plaisir.
Certainement, il existe dans l'univers, des entités qui voient le ciel tout rouge
Et sans doute, le sang ne leur fait pas peur.
70- Les comptes ronds m'ont toujours fait prendre des décisions: faut pas que je me laisse aller à des digressions "poétiques" , je sens que cela m'affaiblit encore plus. Le Morlok me fait une saignée d'enfer tous les jours et je suis plus blanc qu'une victime du comte Dracula mais la hargne et la haine sont le combustible de mon tender et me poussent à venir à bout d'aujourd'hui pour aller jusqu'à demain.
Vouloir être à demain, vouloir être plus vieux, vouloir que le temps passe encore plus vite, vouloir être aux beaux jours, vouloir être en vacances c'est bien là la pire des mauvaises pensées.
"Carpe diem"! c'est bon pour les riches, pour ceux qui ont le pouvoir (ils jouissent même à travailler comme des bêtes, sauf que c'est avec un portable au fond d'une limousine conduite par un pingouin ou au volant de leur BMW) bon pour les jeunes rentiers mais pas pour les esclaves auxquels on a arraché, en enfonçant le couteau bien profond, le goût du temps qui passe. Ceux qui font les trois-huit en usine (la nuit pendant que les autres dorment il y en a qui fabriquent les "objets de consommation") ont perdu le sens du farniente: alors ils s'agitent comme des fourmis qu'ils sont devenus, qui le samedi à bricoler jusqu'à l'épuisement, qui le dimanche à cultiver leur misérable lopin de terre. Et dire qu'en plus il y a des intellos, très socialos en leur âme et conscience, qui leurs reprochent de ne pas écouter France-culture, de ne pas lire Le Monde, de ne pas regarder les chaînes T.V. culturelles et de ne pas écouter les grands penseurs qui sont là pour crier haut à quel point la vie est un calvaire.
Donc parfois je me laisse aller à d'autres formes de rêveries plus destructrices où je vois des prolétaires de tous les pays sortir la nuit des bas quartiers des piques à la main pour enchrister toutes les chemises blanches. Mais non, ce ne serait pas avec trente ans ou un siècle de retard, ce ne serait que juste à l'heure - trop tard peut-être.
Mais calme, "cool boy!", "sois sage, oh ma douleur!". C'est fou ce que le sur-moi est une bête résistante. On traîne la folie comme une ombre et jamais elle ne nous dépasse.
71- Parfois je regrette que la mer soit le monde du silence, j'aimerais que les poissons crient quand on les tue et qu'on les étripe vivants...
-de même j'aimerais que toutes les chambres de tortures ne soient pas étouffées par les bourreaux
-de même j'aimerais que les corps morts ne tombent pas en poussière mais continuent à puer si fort qu'on ne pourrait plus se promener dans les cimetières comme si c'était des jardins de plaisance
-de même j'aimerais que les taches de sang ne puissent jamais disparaître
-de même j'aimerais que les enfants qu'on viole crient aussi forts que des porcs à l'abattoir
... bref, que cela devienne insupportable au point que les cons finiraient par comprendre que l'heure est grave et que la vie est à prendre au sérieux.
Seulement voilà, tout a l'air léger et quand c'est lourd on endort les masses avec maintenant beaucoup de subtilité. Je reconnais que tous les gouvernements ont fait dans ce domaine beaucoup de progrès. On donne dans le virtuel, dans le subliminal, dans la dérision, dans l'humour à tout-va. Si un jour on ose parler sans rire d'une chose vitale, essentielle, existentielle on passe pour un sinistre crétin.
Alors si la fumée des crématoires d'hôpitaux, si la fumée des centrales nucléaires puaient vraiment ce qu'elles brûlent ...
72- Comme si la terreur eschatologique du deuxième millénaire ne suffisait pas, les journalistes nous prédisent un météore apocalyptique pour dans trente ans. En soi il n'y a pas de quoi s'inquiéter, vu que personne ne sait trop où le gros caillou pourrait tomber et qu'il ferait seulement un trou grand comme trois de nos départements. Par contre ce que je trouve surprenant c'est que cette idée selon laquelle l'humanité pouvait disparaître resurgisse périodiquement pour tétaniser les masses déjà tellement aplaties.
Mais sans doute n'est-ce jamais assez.
On aurait pu croire que l'Astéroïde débile ferait la une des journaux à scandale (ce qui se vérifia) mais pas plus que d'habitude. En revanche un grand journal, dit de "gauche" en plus d'être ex-contestataire, osa en faire sa une, avec force détails de dimension, de poids et de vitesse, de durée de nuit totale sur Paris, si le doigt malin choisissait l'Atlantique, et de mesure du raz-de-marée.
Au bout du compte, chacun devrait se consoler en se disant que tous ses soucis ne seraient plus rien dans trente ans!(c'est toujours moins que cent) même si c'est au prix d'une sérieuse reculade dans la direction du Moyen Age.
Ce dont plus aucun lecteur ne se souviendra à l'approche de l'apocalypse, c'est que la nouvelle avait eu alors la bonne idée de tomber un vendredi 13, et que le 26 mars c'était sans doute (surtout de la part du Journal en question) pour faire oublier le 22 et son "fameux" mouvement qui précisément voulait lutter contre les idées soporifiques.
Heureusement d'autres astrophysiciens américains et la NASA, bien évidemment, refirent leurs calculs avec leur super-ordinateur C.A.R.L et s'aperçurent que le météore devrait "frôler" notre boule divine à 90 000 kilomètres; ce qui à bien y penser est encore très peu et pourrait au moins avoir l'intérêt de montrer aux humains la chance qu'ils ont d'échapper aux innombrables horreurs du monstrueux infini dont ils ne voient que le bleu.
Apocalypse tomorrow...d'ici là, rigolons pendant qu'il en est encore temps.
73- Comme on a tous été jetés dans l'océan de pauvreté il nous faut nager. Certains affirment que si on balance un nourrisson dans une piscine (à condition qu'il n'y ait pas des creux de dix mètres) il nage comme un petit chien. Admettons, je veux bien. Reste qu'il faut perfectionner sa technique pour savoir parfaitement dans la vie, déplacer l'eau de devant pour la mettre derrière. Si le film Titanic a eu autant de succès c'est qu'à mon avis les spectateurs ne s'y sont pas trompés: la parabole est juste; c'est pas le festin qu'on nous avait promis mais juste un grand bouillon comme récompense.
74- Une de mes plus mauvaises pensées consiste souvent à souhaiter bien du malheur à des que je connais et qui affichent avec obscénité une chance digne de ceux qui ont marché dans le caca de chien, tout petit, du pied gauche. La chance tourne, comme me disait ma grand-mère pour se consoler de toute sa vie douloureuse. La roue tourne, certes, mais aussi stupidement en se bloquant toujours sur les numéros perdants, puisque c'est celui qui la fait tourner qui, discrètement en levant le pied derrière lui la bloque là où il veut. Si je n'avais peur de lui, je dirais que Dieu est un malin. Alors, si ceux à qui la vie sourit tout le temps, pouvaient de temps à autre trébucher sur une marche mal taillée, je me taperais sur les cuisses avec un plaisir bien affiché. Pourquoi ce sont toujours les mêmes qui font tomber leur tartine côté beurre et renversent leur café à chaque fois qu'ils passent une porte? Pour RIEN. Le hasard tient bon depuis qu'on sait que même les dés sont pipés. Comme cela, juste pour le plaisir de Dieu. Le coup de la roulette russe. Tu meurs? t'as pas de chance. moi pas! Il n'y avait pas de balle quand le barillet s'est arrêté de tourner.
Donc, à ceux auxquels il n'est jamais rien arrivé de grave, je leur souhaite simplement le quart du malheur que j'ai eu: pas pour qu'ils comprennent, non, juste pour que le saupoudrage au lieu d'être au "petit bonheur la chance" soit plus finement fait et ressemble à un bon semis bien lancé. "Souhaiter la mort des gens, n'est pas encore assez méchant" dit une chanson de A; moi je trouve que c'est déjà pas mal, tout au moins c'est authentique de reconnaître qu'on souhaite la mort de l'autre - on souhaite bien parfois la mort des grands-parents et même des parents pour se sortir de la panade, en héritant légitimement, on souhaite bien la mort du candidat à un concours pour avoir une place de plus, on souhaite bien la mort du collègue de bureau qui va vous piquer votre place ... on peut même souhaiter la mort de l'automobiliste qui a manqué vous écraser sur le passage-piétons. Car j'ai beau me pincer, je sais que je ne suis pas le seul à entendre dans ma tête des ordres sataniques, du genre: tue-le, arrache-lui ses vêtements, pique lui sa Rolexe, tire-toi avec sa Jague dont il a laissé le moteur tourner en face du distri-banque, taillade-lui son sourire au rasoir et fais-t'en un masque de beauté. Bien sûr je sais aussi qu'il y a des gens heureux et qu'ils le sont parce qu'ils l'on mérité, des gens simples et sincères; mais ils ne me consoleront jamais de toute la vermine bienheureuse pour RIEN, uniquement parce qu'une fée aux doigts crochus s'est penchée sur leur berceau en fichant dedans les sables d'or qu'elle venait de voler aux autres.
75- L'une des plus grandes malchances de toute l'histoire de la planète ne fut-elle pas l'holocauste des Juifs? - sans parler de celui des Indiens d'Amérique et de bien d'autres -
Enfant j'assistai à la projection du film de Resnais: "Nuit et brouillard" et fus traumatisé par les entassements de crânes, les corps encore vivants qu'on enfournait comme des miches de pain dans les crématoires, mais plus encore par la voix douce et apaisante de Michel Bouquet qui racontait comment des prisonniers pissaient dans des boites à sardines et buvaient leur urine après. Agé seulement d'une dizaine d'années, c'était pour moi le comble de l'écoeurement, la nausée de la non-existence prise dans le ventre comme un coup de poing de boxeur. Douze ans plus tard, je fus confronté au même malaise regardant la scène de coprophagie dans "La république de Salo" de Pasolini. Puis quelques années encore plus loin, je découvris porno graphiquement la délectation perverse des amateurs de d'urologie et de scatologie. On pouvait donc pisser et chier sur son amour? La profondeur de l'âme humaine et les miracles de la Psyché, capables d'une pareille eucharistie, me semblent une merveille. Les mêmes prodiges sont possibles avec le sang, les ténèbres, la mort et le reste. Pourtant, j'imagine souvent que si on apprenait la Terrible Nouvelle à un chien, il en resterait "Médusé" ou tout au moins s'enfuirait en hurlant à la mort jusqu'au dernier moment. Par contre, les hommes savent la Nouvelle et continuent à se promener dans la vie comme si de rien n'était. Étrange paradoxe, loi naturelle, grâce divine? ... je n'arrive pas à me prononcer mais je sais que l'angoisse "insupportable par définition" est légèrement supportée et se faufile partout, plus facilement qu'une souris passe sous la porte. Le seul inconvénient de cette ultime alchimie c'est qu'il arrive qu'on s'en fasse une maladie grave et que le piège à mort se retourne sur son inventeur. "Tel est pris qui croyait prendre".
76- Une fois encore j'ai failli perdre tout ce que j'écris: tout et intégralement tout, a été pour quatre heures durant balancé dans la corbeille du "comme-si-ça-n'avait-jamais-été-écrit". ELLE m'a supplié d'imprimer si je réussissais à récupérer les fichiers endommagés par un méchant virus. Éditer, comme on dit en informatique, pour avoir du "papier touchable". Seulement j'ai eu du mal à me décider car j'avais le sentiment d'être pris au piège par la seule idée à laquelle je tiens quant à l'écriture sur ordinateur. Le traitement de texte n'est qu'un alibi. Par contre l'existence virtuelle de l'écrit informatique est une certitude. Une disquette n'est qu'une disquette. Rien que des particules magnétiques, de la poussière d'oxydes, mais pas un seul signe analogique qui puisse laisser paraître l'ombre des lettres.
Écrire avec de l'encre sur du papier et garder avec soi des pages en sous-main me semble toujours une folle vanité. J'admire les gens qui se relisent avec plaisir et se disent satisfaits autant qu'un séducteur dans son miroir: "oui, c'est pas mal - c'est digne d'être édité". Tout cela pour dire que j'aime cette possible disparition tout en prédisant à coup sûr que je trépignerai comme un gosse qui a perdu son jouet, si la mémoire se vide définitivement.
77- J'ai souvent entendu dire par des gens très bien et confortablement assis sur leur portefeuille, qu'ils prenaient le bus et le métro par commodité et même par plaisir. Je suppose que ceux-là ne travaillent pas trop péniblement et qu'ils ne rentrent pas chez eux le dos cassé. Je pense qu'avec une seule goutte de vraie fatigue dans les veines on est atterré par la bassesse et la mesquinerie des voyageurs face au chauffeur que je trouve de plus en plus méritant à résister et à ne pas conduire toutes les bonnes âmes, dont on le dit responsable, directement dans le fleuve des enfers. Furieux (tout en pensant mériter de faire partie des rescapés) j'imagine le chauffeur bloquer les portes, brûler les arrêts, ordonner à toute la mauvaise marmaille de se taire (le convoyage d'enfants est pour eux une pénible épreuve, surtout après des heures de conduite) et choisir le mur dans lequel il se précipitera tel un kamikaze de la modernité. Certes si vous êtes retraité, que vous avez la gratuité des transports en commun et qu'en plus vous les prenez au moment de la journée où les bus se transforment en taxis, alors vous trouvez que la vie est jolie. Mais un peu d'imagination que diable. Puisque plus aucun bonze ne s'immole par le feu et la gazoline sur les places publiques à l'heure du J.T de 20h et que plus rien ne fait peur à personne il faut bien rêver, rêver du pire pour espérer un peu de meilleur.
78- la radio et son chapelet d'horreurs bien humaines en a laissé tomber une bien sanglante qui me fait monter les larmes aux yeux. Il y a l'effroi des prisons de l'inquisition, le non sens des camps de la mort et des chambres à gaz dans ce fait-divers. Et si j'en faisais un film un film d'horreur-documentaire je mettrai une comptine sur la bande son pour finir d'insulter le Bourreau-créateur qui persiste à "saper" sa création.
Une petite fille de cinq ans vient de raconter à un psychologue comment deux autres fillettes sont mortes une nuit d'été très chaude après s'être retrouvées enfermées à clé dans une voiture. Imaginez un peu la chaleur et la peur, l'oubli des rires et des jeux pour ne plus voir que la buée sur les vitres venue du fonds des trois petites âmes qui s'échappaient des corps par les bouches ouvertes jusqu'à se déchirer. Abandonnées par père et mère, laissées par le monde et livrées sans remords par le Dieu-nazi à une mort digne des camps les plus sophistiqués. Les deux petites mortes étaient encore plus jeunes, a dit la radio. Autant dire qu'à l'époque elles devaient avoir trois et deux ans. Aucune conscience encore de la communauté, pas la moindre idée que l'autre peut nous aider. Elles étouffaient, leurs poumons gonflés à exploser de gaz mortel.
L'épaisseur de la buée n'était rien à côté de celle des larmes de douleurs.
Tandis que les plus jeunes étaient déjà recroquevillées sur la banquette arrière étant à peine dépliées de la position foetale, la plus grande des suppliciées se tenait encore debout le visage écrasé sur la vitre par l'autre créateur-fou qui l'avait mis au monde pour RIEN, si ce n'est pour porter la croix de son trauma toute sa vie durant, jusqu'au jour ou l'histoire se répétera et lui fera revivre pour de vrai la dernière heure.
Je continue à me demander comment on peut faire pour oser penser une fois: "merci mon dieu".
79- ou... je ne sais plus trop, car il faut dire que cette fois je me retrouve sans rien. Je m'étais enfin résolu à conserver une disquette que je promenais sur moi comme Rousseau son précieux jeu de cartes. J'ai toujours douté du fait que les "écrivains a posteriori" qui prennent des notes sur de minuscules carnets (Robert Bresson en a rempli de bien jolis sur le cinématographe pendant ses propres tournages) le fassent sans avoir l'arrière-pensée de les publier ou qu'ils le soient à titre posthume. Mauvaise pensée que celle de sa propre mort, c'est de surcroît La Mauvaise pensée par définition.
Longtemps je me suis promené avec un portable sous le bras pour écrire dans les cafés et si possible au terrasses en plein soleil. Mais le verre de bière et les belles passantes me détournaient trop souvent du clavier et je devenais honteux en me disant que le besoin d'écrire n'était plus une nécessité. Rousseau entendait le clapotis de l'eau et rêvait à partir du clapotis de l'eau. Et puis nous avons beau être dans le troisième millénaire, l'usage d'une technologie sophistiquée du style téléphone portable ou ordinateur attire sur vous des regards de mépris qui vous font douter de l'authenticité de votre acte. Écrire restera toujours un "besoin solitaire" et je me demande souvent, si malade mortellement ou incarcéré à vie je trouverais encore la force d'écrire ou plutôt si j'en aurais toujours la faiblesse. Le pénible travail des écrivains est un mythe qui m'horripilait déjà quand je ne fabriquais que des films. Que les écrivains pensent donc un peu plus souvent, ne serait-ce que par hygiène mentale, aux forçats qui cassent des cailloux ou plus simplement aux esclaves qui continuent à faire les trois huit dans des hangars qui puent la peine. Je sais que de nombreux écrivains se sont suicidés mais les malheureux qui se tuent toute leur vie à fabriquer des objets que nous consommons en plein confort se suicident parfois et leur mort n'est pas moins noble.
C'est donc bourgeoisement démuni que je me retrouve avec ma misérable disquette qui conserve l'avantage d'être effaçable. Tendre vers ce risque revient à faire le funambule au-dessus du vide; on peut enfin écrire dans le véritable espace de la Disparition, sachant déjà qu'il faut "faire" avec l'idée que tout sera effacé. Et si on oubliait d' "enregistrer les changements avant de fermer"?
© Les éditions de La Maison Nantes 2002