41- Il ne faut plus écrire ni à Tu ni à Toi, ni pour moi (personne jamais n'écrit pour soi - pas même le diariste) ou alors c'est l'écriture pervertie, détournée de son objet qui est l'Autre comme véritable altérité. J'écris pour Celui qui me lira non pas quand je ne serai plus là, car de cela je suis incapable, mais comme si je n'étais plus là. Quand j'écris je suis déjà mort tout en étant encore et toujours vivant. C'est un ressassement qui ne s'arrête jamais.

A ce propos, quelqu'un de bien informé me racontait qu'un journaliste était allé voir Maurice Blanchot

chez lui - il a osé cet idiot! aller tourmenter un vieillard qui avait fait vœu d'incognito total - et qu'il l'avait vu en chemise de nuit blanche bredouiller quelques mots, sans doute trop intelligents pour l'indiscret, pour finir par le prier de sortir. Le monde va mal, on ne pleure plus les morts, du moins chez nous pauvres misérables vermines d'occidentaux décadents, mais on les pourchasse pour les photographier dans leur agonie, comme pour les faire parler sans danger puisqu'ils n'ont plus rien à dire.

Vacances. Vacance. Vacuité. Vanité.

Vanités. Vide. Manque. La carte postale.

L'étranger. L'Espagne et surtout les Espagnols et Barcelone. Les cigares de la Via Diagonal, les Ramblas, la reproduction de la Santa Maria au bout du quai et la statue de Cristobal Colon, qui en cette année anniversaire devient vivante en nous désignant du doigt la Nouvelle Amérique, et les étranges façades coulantes des Immeubles de Gaudi. L' infante ce jour là n'était guère portée sur les tapas mais ouvrait grand ses oreilles à tous ces gens qui ne parlaient pas comme elle.

Puis la descente vers Altea "que se llama el Paraiso". L'eau de la mer à midi, plus chaude que celle de nos piscines, les vieux assis dans la rue à se raconter des histoires à l'heure où les enfants dorment, les nuits aussi chaudes que les jours et impossibles pour nous. Le ciel serein d'Espagne avec ses oiseaux qui n'en finissent pas de faire des trous bleus, et l'amour au loin qui "vous broie jusqu'à la blancheur" comme disait je ne sais plus qui.

On a même vu dans un pub anglais, au centre du vieux bourg, une pendule tourner à l'envers comme dans le bar du film d'Alain Tanner: "La ville blanche". Mais là où nous étions à l'heure où les chats dorment, lovés dans le seul coin d'ombre, le temps, s'il passait toujours, semblait ralentir à la même mesure que la chaleur augmentait.

42- "Tu meurs?

-moi pas! Quand je mourirai tout sera changé"... chantait Léo Ferré. Il serait temps de prendre la mesure de ce que nous sommes de notre vivant et de ne pas attendre trop tard pour parler avec l'Autre.

Le temps que j'ai pris pour Toi t'a rendue belle, et de cela je ne peux jamais me défaire. On me demande de t'imaginer malade puis mourir longtemps dans une lente agonie, comme si de rien n'était. Tu viens juste de commencer à l'aube de la vingtième année à vivre vraiment, à aimer pour de vrai, à jouir de tout, qu'on te demande déjà de douter de ton amant par pure éthique médicale, parce que le doute doit être votre première certitude. La maladie de l'amour et la maladie de l'âme ne font plus qu'une.

Bravo les pères du troisième millénaire: vous avez réussi votre coup! Un misérable morceau de plastique qui craque à tout moment au bout du phallus : c'est tout ce qu'on a trouvé pour les protéger, nos gosses, du Mal qui court plus vite que la mort rouge.

En plein décompte à rebours de l'an 2000 eschatologique à souhait, qui ne s'affiche en lettres lumineuses que pour les tarés du capitalisme qui sont encore les seuls à penser que cela puisse aller mieux en ajoutant des zéros parce qu'ils ne pensent qu'à cela, on continue à tomber comme des mouches, tués par les intégristes fafs d'Algérie, par tous les fanatiques sanguinaires, et comme si cela ne suffisait pas, par la connerie toujours plus forte des Énarques qui nous gouvernent, je veux dire qui nous saignent à blanc pour Das Capital. Et les morts en plus, surtout quand ils sont jeunes et qu'ils n'ont pas encore eu le temps de prendre une assurance vie, décomptent toujours comme bouche de moins à nourrir. Au moins ceux - là on n'aura pas de retraite à leur payer.

Mourir en paix, à défaut de vivre au calme, cela ne doit pas être mal. Mais c'est dur à penser pour un "rebelle" qui a juré d'être heureux en dépit de Tout. Parfois je pense que le nouveau coup fatal qui s'est abattu sur moi, va me mettre à genoux et qu'à défaut de m'apprendre à prier il me fera pleurer comme un enfant que je n'arrive plus à être.

 

43- L'écriture du matin est trop impossible. Tout est trop clair et trop net dehors. L'esprit est embrumé autant que trompé par trop d'évidence. Tout a l'air normal: se lever d'un lit pour retourner docilement travailler, faire la pute pour un maigre salaire, pour Das Capital, ou pour un magot mensuel, faire la pute de luxe pour une multinationale... aller acheter son pain à 8h quand on est vieux et fatigué et qu'on n'a rien d'autre à faire de la journée... faire pisser son chien dans la rue pour qu'il puisse, lui, retourner dans son panier mener sa supposée "sale vie"... faire courir un pauvre petit gosse pour l'abandonner à sept heures à l'école... remonter le drap sur le visage d'un malade mort au petit matin.... alors que tout est plus faux qu'à l'heure où la nuit tombe et qu'on se retrouve les yeux écarquillés sur le bleu du ciel soudain devenu noir.

L'écriture du soir est tout entière tournée vers l'intérieur, car dehors enfin il n'y a plus rien à voir. Il est temps de se concentrer sur qui est sans cesse caché par notre quotidien sans joie - par les maîtres qui nous gouvernent comme des pions sans valeur faits pour être sacrifiés - sur ce qui devrait être notre véritable Dehors. Et donc, à ce moment-là du crépuscule, retenant avec la plume le dernier rayon de jour, je me dis que je vais enfin m'atteler, même si je suis plus fourbu qu'un cheval de labour, au seul travail qui soit; à celui que font les pauvres indiens quand ils fument et ruminent les feuilles turbulentes des hauteurs sacrées, à celui que fait la vieille à genoux sur le prie-Dieu, à celui que fait le malade condamné, seul dans sa chambre blanche; à cette torture de l'esprit: vivre même si tout est contraire, accepter enfin tranquillement que tout espoir est vain. "Carpe diem" - pas si simple! Qui a jamais cru pouvoir vivre sans les dieux? Des fous qui nous ont laissés exténués.

*

44- Y'en a marre! y'en a marre des cons, qui dès qu'ils ont une once de pouvoir nous bouffent la vie.

Y'en a marre des toubibs qui nous tiennent par les couilles (et je parle aussi pour les femmes tenues aussi par ces mandarins à noeuds paps qui prétendent détenir le secret de la vie) sous prétexte qu'ils ont commencé un traitement et que s'ils l'arrêtent ce sera la catastrophe!

-La musique est encore le seul moyen que j'ai trouvé pour me faire oublier le temps et me balancer sans cesser du souvenir à l'avenir. C'est, il est dit, l'image la plus parfaite de l'éternité. Quant à ma conception de la réalité, plus j'avance en âge et plus elle se rapproche d'un Bergson ou d'un Proust. Le regard que je porte sur les choses, les choses s'en souviennent et il n'y a pas une maison, pas une rue qui ne se souvient de moi.

 

45- Il n'y a pas à dire, il faut que je m'y fasse : je suis un pessimiste. Longtemps j'ai cru, comme on m'avait appris à la maison et à l'école, que les choses s'arrangeraient... Mais comment continuer à y croire... quand le temps a passé et détruit tellement d'idéaux sur son passage? _ Pourtant j'aime me dire, en de rares et précieuses occasions, que l'âme se bonifie en espérant que cela dure plus longtemps que pour les plus vieux vins. Ce qui me tourmente le plus c'est que je remets toujours à demain le plus gros travail à faire sur cette âme qui est comme malade du corps. On pense se libérer du corps en même temps qu'il devient de plus en plus pesant. J'admire les sportifs et certaines femmes qui donnent l'impression de penser leur corps comme s'il était un objet projeté devant "soi" contrairement aux malades (nous n'avons qu'à nous souvenir de la simple expérience de la migraine ou de la rage de dents, qui ne sont que des petites misères) pour qui le corps est en rade d'esprit. Tout ce à quoi nous refusons de penser, car cela met en péril notre petit confort bourgeois d'occidental décadent, finira bien un jour par nous exploser à la figure. Alors encore un effort pour pratiquer les mauvaises pensées qui pourraient avec un peu de chance devenir comme une source de jouvence. Qui sont ces martiens qui ne se disent pas touchés par l'angoisse? Seuls les fous me semblent avoir réussi à s'en débarrasser ou à être entrés dedans.

 

46- J'ai pourtant vécu des expériences mystiques,

comme celle du délaissement,

et pourtant il ne m'en est rien resté.

La nuit n'a pas eu lieu.

Comment passer d'un jour à l'autre en faisant l'économie

de la nuit comme on saute un repas.

La nuit blanche est encore une nuit qui a eu lieu. 

Ainsi ce matin, je me réveille avec le sentiment de n'avoir fait que des rêves (dont certains étaient même agréables) et de brèves incursions dans un monde qui serait comme la nuit en plein jour. La peau usée comme un vieux tissu, les yeux collés et froids, j'essaierai en vain d'affronter le jour véritable auquel il ne manque que la nuit indispensable. 

Il m'arrive de sentir le vent de la faux, le froid de la nuit et l'épaisseur de la terre ramassée dans le jardin pour creuser un trou avec sa main afin d'y planter un arbre; comme toi, mon amour, comme vous mes frères de la communauté qui toujours taira son nom.

Vienne la paix avec la fin des temps, mais vienne aussi la paix pendant notre temps à nous.

Toi et Moi étaient immortels au premier pas de leur rencontre: s'ils ont oublié depuis à vaincre la finitude ce n'est que confusion de ce que les autres prétendent avec la vérité profonde de leur être.

Car qui a jamais reconnu devoir disparaître dans le néant? Personne, en vérité. 

Parfois, dans le souvenir, je nous vois, depuis très haut, comme un peu perdus dans l'océan de pauvreté, deux petits êtres aussi mystérieux et fragiles que des enfants qui se tiendraient par la main uniquement pour ne pas se perdre et parce qu'ensemble on voit mieux le chemin.

C'est de cette façon que nous sommes entrés dans la Ville blanche en contournant l'aéroport, en descendant l'avenue de la Libertad pour pouvoir enfin nous reposer dans une chaleur lourde mais respirable au bord du fleuve et sous les palmes géantes du Botanico. Je nous aime là où on se disait qu'on ferait peut-être bien de retarder notre rentrée.

 

47- Puis bien d'autres souvenirs me reviennent aussi, comme la brillance des petits pavés sur lesquels on ne peut tenir qu'en marchant autrement. Personne ne nous avait jamais dit qu'à Lisboa il fallait attaquer le sol franchement du talon à la manière des danseurs de tango; ou encore le goût des sardines quand la chaleur retourne dans le noir du ciel... et puis les pauvres toujours les mendiants et les monstres qui se cachent à peine sous les portes cochères. Nous étions devenus les habitués de la Plaza Mayor, mais on prenait soin d'éviter scrupuleusement un trottoir qui nous jetait tout droit sur Elephant Man.

Alors on finissait par être mal tout autant qu'en passant tous les soirs dans l'avenue de la Libertad où juste en face du luxueux Virgin se profilait une immense affiche d'un film d'épouvante, peinte en noir et blanc "Gritos", ce qui avait l'avantage de faire ressortir l'aspect sordide et lugubre de la vieille façade dans le style du Grand Rex parisien.

 

48- Dans le bus, j'ai vu me passer devant une petite vieille, enfin je veux dire pas si vieille, dans les quatre-vingts ans on dira, mais la peau toute ratatinée, tellement que cela la faisait ressembler à un extraterrestre. Quand on parle des vieux aux enfants, on leur en parle comme s'il s'agissait d'une autre espèce, comme si l'enfant qu'ils ont été, le bébé, était définitivement mort, disparu. Bien sûr il faut déjà avancer en âge, comme on dit, pour savoir à quel point nous sommes tous des vieillards en puissance, que nous allons devenir comme ceux que nous n'osions approcher quand nous étions enfants: personne n'aimera plus toucher notre peau, nous faire des caresses (on ne caresse bien que les peaux douces et les pelages soyeux) - personne ne pourra plus nous sentir, car un vieux cela ne sent pas bon. Et pourtant ce n'est pas parce qu'on vieillit qu'on n'a plus de besoin d'amour et de tendresse. Même si le désir n'était plus aussi vaillant, il y avait, derrière les yeux de la petite femme, de la très vieille jeune fille, quelque chose de l'énergie d'une adolescente, mais tapie dans un coin de sa tête comme un fauve qui attend la nuit pour être enfin lui-même. 

-Tous les passants que je vois, assis à la terrasse du café, semblent s'acharner à mourir chacun à leur façon; il y en a même qui avec rage se lancent dans une longue maladie, d'autres qui se contentent de se couvrir le visage d'innombrables boutons, d'autres qui souffrent en silence, d'autres qui crient de douleur, d'autres qui se voûtent et prennent du ventre, d'autres qui fument à mort, comme moi en ce moment, d'autres enfin qui ne se rendent même pas compte des efforts qu'ils font. Je vois peu de visages sincèrement rayonnants si ce n'est ceux des enfants qui ne savent pas encore. J'en connais même qui précipitent ce qui pourtant finira bien par arriver en se faisant exploser la tête avec un revolver ou en avalant de la mort aux rats parce qu'ils sont certains d'avoir épuisé toutes les solutions. Alors, quand on sait qu'on est foutu et que tout continue comme au temps où l'on y croyait encore, quel mystère fabuleusement étincelant nous tient miraculeusement debout?

Je m'érige pour avoir une chance supplémentaire d'être puissant. Je suis pareil au paralytique qui sans espoir se lève et marche quitte à retomber définitivement. Nous sommes tous des miraculés en herbe. Et la jeune beauté fatale qui bombe de la poitrine, assise devant moi, se regarde être belle tout en étant secrètement obsédée par l'idée que cela, fatalement, ne durera pas bien longtemps, comparé aux grands arbres de la forêt. Quant au vieillard qui pousse à pied son vélo en montant la rue piétonne il sait que chaque minute est bonne à prendre et se dit qu'il échappera peut-être au sort commun, ce qui l'empêche de tomber d'épuisement. Vivre est un sacré travail qu'on ne met jamais véritablement au propre.

 

49- Cette idée stupide qui consiste à proclamer la mort d'un vieillard comme un heureux événement ou plus encore à devoir affirmer: "il est mort sans souffrance". Ce serait nouveau, si on pouvait en savoir quelque chose avec certitude de la souffrance de l'Autre, alors que toute la vie durant on n'en a rien compris! - "C'est aussi bien qu'il soit mort!" bien voyons! à votre aise! - Vous aimeriez être mort, vous!? " (enfin vraiment mort, je veux dire - hors de la pensée, hors de l'être, Là où on espère le meilleur et Là où on peut redouter le pire). Et puis, qui pourra jamais affirmer avec certitude, alors que les scientifiques confirment que des années après la disparition du vivant il reste un programme génétique pour témoigner de la pertinence de l'individu et plus de son unicité, qu'il n'y a pas une once de souffrance, comme le souvenir d'un champ électrique puissant, qui perdure dans un coin du cosmos?

Rien ne vaut la vie - mais c'est uniquement parce que nous n'avons pas le choix et ceux qui la quittent, de toutes les manières, le feront toujours à reculons. Tant qu'on reste dans l'aire de la raison, je ne crois pas à l'élan joyeux de celui qui saute du haut d'une tour pour s'écraser lamentablement. 

Je sais ce qui fait crier un nouveau né (rien à voir non plus avec la joie de vivre, mais plutôt le résultat de la douleur de l'air qui entre dans les poumons - pensez, des mois à jouer les dipneustes et soudain projeté dans l'air; des mois dans la ténèbre et soudain la lumière - électrique qui plus est - toute rouge derrière les paupières closes) mais je ne saurai jamais rien de ce qui fait

de ce qui nous fait

de ce qui vous fera

HURLER au moment de faire le pas au delà ?

 

J'admire profondément ceux qui ont des certitudes de tous ordres sur tous les mystères de la vie et qui abordent sereinement l'angoisse quotidienne -et qui réussissent même à l'évacuer- tout autant que les vieux et les jeunes veuves (je n'ai jamais vu de veufs) qui prient silencieusement tellement qu'on entend leurs larmes couler dans une chapelle de campagne ou dans une cathédrale emplie de pierres tombales.

 

50- Parfois, en même temps que l'Ange qui passe - soir ou matin, jamais dans la journée - j'ai le sentiment de "perfection" et ce à propos de tout mais sans emphase et sans ostentation. Cet état de grâce se prolonge parfois de plusieurs minutes. J'ai alors le sentiment que tout est à sa place sur le plan des objets (d'où sans doute mes airs de grand maniaque) sur le plan des idées et sur le plan de "l'affect" comme disent les psy. Ce qui m'empêche de le crier sur les toits et de rendre mon entourage heureux ce n'est pas un désir morbide de l'insatisfaction mais une vague conscience toujours présente en filigrane que par expérience ce phénomène quasi surnaturel est de courte durée et ne peut sans doute exister que loin du monde des contingences.

J'ose simplement espérer que cela se voit sur ma figure et qu'alors les miens se disent "tiens! il a l'air bien en ce moment! ".

J'ai cru remarquer qu'on me reconnaissait souvent le sens de l'organisation du temps et de l'agencement de l'espace à la façon d'un décorateur et je suis convaincu qu'il y a effectivement une place pour chaque chose, au millimètre près, dans nos espace bourgeois et calfeutrés. Ailleurs c'est l'inconfort et c'est tout de même Là que nous passons le plus clair de notre temps. Ailleurs dans le bordel du monde c'est le foutoir dans les têtes le désordre et la guerre. Mais attention, soyons clair, la perfection et la plénitude dont je parle ne peuvent venir que du plus profond de nous et en aucun cas d'un dictateur de l'ordre qui nous crierait à tous "range ta chambre avant de venir manger!!" 

-Moi aussi je pense souvent à ce cavalier dont il ne faut pas toucher l'épaule (sinon la nuit se ferait)- je crois que c'est de Supervielle- 

51- Périodiquement j'ai des envies de meurtres et ce n'est pas seulement un fantasme. Certes je ne passe pas à l'acte et au lieu de cela me contente d'être odieux pendant une heure. Mais je sais et j'ose m'avouer à moi-même que j'ai réellement envie de tuer, jamais au hasard, jamais gratuitement comme un fou du crime, très posément et très méthodiquement l'effroyable imbécile humain que j'ai en face de moi. Je ne ferai jamais de mal à une mouche, d'ailleurs j'en sauve régulièrement en les chopant dans le creux de la main et en les remettant dehors, jamais de mal à un chat ou un chien et encore moins à un fauve sanguinaire, mais si j'avais certaines têtes de beaufs dangereux et stupides dans la main je les presserais volontiers comme on exprime le jus d'un bon citron. Le créateur me désespère de mettre bas autant d'erreurs de sa création et pense parfois comme Bataille qu'IL doit avoir la "haine de lui-même". Je suppose que l'assassin monstrueux, généralement masculin, éprouve après son meurtre quelque chose d'aussi doux et chaud qu'après un orgasme et même si moralement et politiquement je ne peux et ne dois l'excuser (les psycho-killers dans leur aveuglement tuent parfois des âmes charmantes) il y a une part en moi qui lui accorde toute ma miséricorde car je suis certain que la rage, dite bestiale et sauvage, mais en réalité tout humaine (on n'a pas encore vu de singe criminel) qui s'est exprimée en faisant couler le sang a quelque chose à voir avec les "sacrifices" Incas.

Fort heureusement la puissance de la psyché est telle, et les capacités du refoulement si incalculables, que je peux évacuer et me débarrasser de mon mauvais instinct en commettant quelque crime symbolique...

 

*

-J'ai appris qu'un génial mathématicien aveugle du nom de Morin avait découvert qu'on pouvait (théoriquement) retourner une sphère comme une peau de lapin et qu'ainsi la surface noire pouvait devenir blanche. Au-delà du jeu mathématique je pense à la dichotomie de l'âme et du corps et me demande si l'un ne pourrait pas être considéré comme la surface inverse de l'autre?

52- En règle générale j'exècre les médecins, généralistes et encore plus les spécialistes, tout autant que les garagistes, les réparateurs TV ou les patrons de tout bord et donc tous ceux qui détiennent un minimum de savoir et de pouvoir, ce qui leur donne, du moins en sont-ils persuadés un net avantage sur ceux qui ne savent pas ce qu'ils savent. Mais fort souvent j'ai l'impression qu'ils ne savent que ce qu'ils savent et qu'à part cela ce sont de fieffés imbéciles et donc qu'ils font de surcroît de l'abus de pouvoir. Mais quand on a un cancer ou sa télé en panne que faire si ce n'est se jeter à corps perdu dans leurs bras en pleurant "délivrez-moi de mon mal".

Ainsi mon ophtalmo, sans aucun doute un être précieux pour moi, me fait parfois l'impression, même s'il porte lui-même des lunettes, d'abuser de sa science et de se laisser aller à faire ou ne pas faire certains examens, selon les dernières circulaires de la sécurité sociale ou du ministère de la santé. Et comme aux gynécologues ou aux proctologues on leur confie la partie la plus intime de notre individu (les yeux sont paraît-il une fenêtre ouverte sur l'âme?) on a du même coup l'impression d'être violé avant d'être soigné: - "Ouvrez grand....

- Ne bougez plus...

- Restez calme

- Il faut que je vous dilate... "

Car la vérité est au fond du trou noir. Même les psychiatres se font les spéléologues du cerveau.

Alors qu'au bout du compte les pauvres n'ont entre leurs mains que des muqueuses et des viscères et des vaisseaux, dont ils n'ont à s'occuper que le plus sérieusement du monde sans y mêler rien d'autres que leurs connaissances et leur savoir précis pour lesquels je les paie grassement. Mais ignorant tout de ce qu'ils savent je doute souvent de leur intégrité et ne peux m'empêcher de penser qu'ils me font ce qu'ils veulent. Que ce soit un simple condensateur ou le tube image à changer, je ne pourrai jamais vérifier la véracité du diagnostique de mon réparateur ni même faire faire une contre-expertise. Il y a des mécaniciens qui resserrent mal les roues, de chirurgiens qui oublient des instruments dans vos corps ouverts mais qu'importe puisque l'erreur est humaine. Donc je rêve souvent de m'auto-réparer pour n'avoir plus à dépendre de ceux qui savent, et j'admire ceux qui vont confiants voir tous ces Spécialistes et s'abandonnent sans voir le mal. Sans compter que je rêve de leur faire ce qu'ils nous font et que j'espère toujours secrètement qu'ils endureront le même mal que celui dont est atteint leur patient. Malheureusement la plupart des gynécos sont des hommes et ne sauront jamais ce que sont des règles douloureuses et les douleurs d'un accouchement. Tout cela est bien injuste et je me console en pensant que mon réparateur télé sera peut-être privé d'image pendant des mois et que cela le rendra meilleur.

Puisse, mon ophtalmo, ne pas devenir aveugle. 

-A propos du sida, j'ai regardé, en compagnie de Br... le film "limite" de Guibert: "La pudeur ou l'impudeur" et j'en ai été fortement impressionné. Un peu comme dans mon film de fiction, il filme lui-même en vidéo son propre suicide. Deux séquence resteront toujours gravées dans ma mémoire: celle de sa tante de quatre-vingt quinze ans, alors que lui-même n'a que trente-cinq ans, à laquelle le jour de son anniversaire il demande ce qui lui ferait plaisir et elle répond "vivre encore un peu" (cela nous tiendra donc jusqu'à la fin) puis celle du grand papillon de son voyage en Italie dans laquelle il se demande s'il croit ou non dans la réincarnation. Pourtant nous ne sommes jamais dans la position du voyeur car c'est encore jusqu'au dernier moment la création d'un "penseur" et d'un "peintre" de la vie. Ce qu'il filme avec sa caméra vidéo c'est encore la vie. Il interprète lui-même l'approche imminente de sa mort, mais seulement l'approche. Devant nous, face aux vivants qui le jugeront à postériori il se donne le droit au suicide.

Une fois le film terminé nous sommes restés silencieux, stupéfait d'avoir vu un peu de ce que nous chercherons toujours à voir, comme Léonard de Vinci scrutait le visage des suppliciés et en faisait des croquis, puis le téléphone a sonné pour moi. 

53- C'est seulement maintenant, un peu tard dans la vie, que je me rends compte à quel point mon grand-père (père de ma mère et aussi Pater du padre, début de l' Origine ) après mon père, est l'être qui m'a le plus influencé au monde. Rien d'original à cela, je sais, la pédagogie des anciens met en moyenne une génération pour parvenir à leurs disciples, mais c'est au point où je me rejoue sa comédie, où je somatise ses maladies comme s'il s'agissait d'une fatalité génétique. Je dois beaucoup à mon père, mais c'est plus diffus car plus ancien. Ce qu'il m'a appris est entré en moi par le chemin de l'amour et je garde de lui le souvenir de celui qui m'avait emmené écouter un disque des Danses Polovtziennes dans un salon d'écoute, de celui qui était rentré un soir avec un tourne-disque qu'il avait offert à ma mère, avec ce qui restera la plus belle musique du monde (il n'y a pas besoin de voyager pour cela) celle de Carmen et de l'Arlésienne. Et puis ce soir d'anniversaire, mais je pleurerai toujours en y pensant, car la mort allait me le voler quelques jours plus tard, où il m'a offert la bande originale du spectacle du Cirque de Moscou -j'entends encore les clowns rire en russe. Et enfin ce début d'après-midi où il m'a laissé seul dans un cinéma me faisant ainsi passer de l'autre côté de mon âge. Le film: Voyage au centre de la terre me ravissait et comme nous n'étions que peu de spectateurs, je vérifiais régulièrement la véracité de mon autonomie en constatant que j'étais toujours seul dans mon rang. Le film terminé, pour la première fois de ma vie, je restais adossé à une porte "sans issue" pour lire le générique de fin et trouver le nom des paysages naturels qui avaient servi de décor, prolongeant ainsi éternellement, comme je le fais maintenant à chaque séance, le spectacle du ravissement total et de la capture de ma personnalité.Quant à mon grand-père, ce que je lui dois reste entier dans mon souvenir car il prit en charge mon éducation à un moment où ma mère était en pleine déréliction et moi en total manque de père. Et si j'avais "réussi" à mon corps défendant - à mon âme défendante, devrais-je dire - à tuer mon père? Voilà une vrai mauvaise pensée: je suis convaincu avoir fait un Oedipe à l'envers. Longtemps j'ai dû vérifier auprès d'un ami de ma mère qu'on n'avait pas enterré mon père vivant. Rien de plus beau que de mourir dans son sommeil m'a-t-on dit pour me consoler de l'inconsolable. La belle affaire. Déjà qu'on est privé de notre naissance: si en plus on est privé de sa mort après avoir vécu une vie brève sans trop s'en rendre compte... ? Donc, j'imaginais les "borgnols" serrer les écrous au vilebrequin et faire semblant de ne pas entendre les cris du mort. On imaginera ma joie le jour où je mis le nez dans Edgar Poe et découvris qu'un "grand écrivain" avait eu les mêmes angoisses. Mais "Il ne faut pas troubler le sommeil" des démons endormis dans les cavernes profondes, "sans quoi c'en est fait de nous."

J'ai la tête qui éclate aussi sec que la noix sous le marteau.

- Tu es venue pour rendre ma mort plus sale : cette citation ou cette chanson me font souvenir de Bataille.

Oserai-je souffler à une femme "Tu es venue pour rendre ma mort plus propre" ? Aujourd'hui le vertige du néant, du "nada" avec force répétition de la voyelle, me fait vomir. Il y a des jours où le ciel est si triste qu'il n'y a pas une photo à prendre. Voilà quelque temps que je me passe de faire des images et je m'interroge fortement sur cette absence de désir là. Longtemps je n'ai pu vivre une journée sans avoir un rapport étroit avec les images pour ne pas dire les icônes. Car je sais que c'est en vain que je tente de reproduire la réalité interdite de ce que sera ma propre fin.

Toujours la hantise de l'imposture et du mensonge avec en prime la Vérité impossible à croire.


- Le hasard n'existe pas et plus la vie passe, plus je pourrais allonger la liste des surprenantes coïncidences qui me font aussi chaud dans le dos que l'aile du Très -Haut quand elle daigne me frôler. Hier encore je me demandais comment je pourrais bien répondre à cette question que V... me posait: "En quoi est-ce que tu crois?". Ma réponse, toujours la même: "je ne crois qu'au plaisir et qu'à la mort" avait dû lui paraître bien triste et bien incomplète. Et pourtant, à y regarder de plus près je me souvenais de mon film: "Huit préludes (à la vie, à la mort) olographes en forme d'épitaphe" que je lui avais montré et dans lequel tous les intertitres n'étaient précisément que la scansion du "je ne crois qu'en..." ... la mystérieuse attraction des regards ouverts comme des fenêtres... qu'en l'instant de la déréliction"; quand j'entendis à la radio la Turangalila Symphonie, la musique de Messiaen que j'avais utilisée comme bande originale. 

- Souvent je pense que Vous, les filles, comme dirait mon ami L..., je veux dire, les femmes, vous avez de la chance de pouvoir croire dans la vie puisque vous en êtes la fabrique, vous avez de la chance d'être ouvertes et de couler en marchant et de sentir le temps passer en vous périodiquement. Pour nous les hommes, le sang est toujours du côté de la mort et le temps une pure équation de savant fou. Rien ne nous prouve que .............. alors comment pouvons-nous croire à ....... ?

- L'autre jour, je suis rentré dans la maison en oubliant les clés sur la serrure et je me demande encore quelle est la part de moi-même qui ne voulait pas franchir le seuil? 

- La goutte d'eau qui cogne dans la cuve en inox de l'évier: de celle qu'on oubliera jamais tant elle marque le temps. 

- Les petites lumières, de Noël ou les veilleuses des chambres d'enfants comme celles des mourants dans les hôpitaux ne sont là que pour effacer notre angoisse. Pourrons jamais imaginer la terreur de nos ancêtres d'avant la lumière. La nuit était épaisse pour les habitants d'avant quand un courant d'air plongeait le foyer dans le noir de la nature. Les nuits sans lune la nature ne reconnaît pas plus la lumière que la ligne droite. 

54- Même si je condamne la torture, je fais mal en rêve et n'en suis pas triste au matin. Souvenir de petites épingles qui restent piquées au bout des doigts quand on cherche dans la boîte, douleur brûlante et légère de la cire chaude coulée de la bougie, souvenir encore du Blanc qu'un indien apache torture en lui enfonçant des pointes rougies sous les ongles, plaisir à lire Bataille, plaisir partagé au jardin des supplices ... et les filles nues fouettées par le Divin Marquis .... alors je suis donc si peu clair dans ma tête?

C'est qu'inlassablement je veux revivre agréablement le mal traumatique qu'on me fit à une époque où je ne savais pas ce qu'était le mal. 

* Il y a peu, j'ai eu connaissance d'une piste concernant l'origine de la photographie irregardable: une mission étrangère de Paris en Chine. Et d'un trait, d'un seul, les yeux bridés des têtes suspendues par les cheveux, me reviennent en mémoire.

55- Le plaisir sexuel est "anabolique": c'est comme une drogue anesthésique. Le temps bref de l'orgasme tout autour disparaît et c'est sans doute pour cela que certains diront que la bête est triste après. Comment ne pas l'être quand par magie on atteint des cimes où toute souffrance est convertie.?

56- J'ai écrit un jour: "cela ne s'arrêtera jamais"; j'ai envie d'écrire maintenant :"cette histoire continuera tout le temps". On voudrait, ELLE et moi, de plus en plus de temps pour pouvoir nous consacrer entièrement à la part maudite de la vie: celle qui n'est d'aucune utilité pour le Grand Capital, celle qui fait que parfois nous sommes incontrôlables. Il y a tant d'énergie en nous, tant de volonté de vivre et d' être heureux que parfois nous implosons et nous nous retrouvons deux gisants sur le lit, front contre front, joints par une prière, celle faite pour s'envoler dans l'océan profond de nos crânes et oublier nos semelles de plomb.

La pesanteur est trop forte ici bas.

Nos ailes ne sont pas trop grandes pour nous empêcher de décoller du pont de ce maudit navire démâté mais ils sont trop nombreux ceux qui nous fichent en terre comme des croix dans un pré. 

57- Ce que j'appelle des mauvaises pensées ce sont des idées noires qui vous traversent la tête comme des bourrasques par temps mauvais, des idées interdites qui franchissent la barrière de l'autocensure, des mauvais scénarii, des mauvais plans qu'on se fait à soi-même comme par exemple celui d'une famille entière qui se suiciderait comme on fait s'écrouler un château de cartes. Tout est au pire et la vie n'est rien d'autre que de la chimie: une réaction en chaîne. Une goutte d'eau trouvée sur une étoile et c'est parti; tout le monde va proclamer que nous ne sommes pas seuls dans l'univers.

Mais si nous sommes seuls, Seul, sans S et bien SEUL. Cette idée scandaleuse, comme dirait un théologien, est-elle à rejeter pour autant?

Et notre cher Empalé des Oliviers, notre cher Crucifié, pour la peau et pas plus, fils de Dieu qui prend toute la place dans l'univers; il aurait pu nous en toucher un mot.

Tout est là: non seulement ici-bas, mais là sur Terre, sur cette misérable particule coincée entre deux infinis, sur cette ridicule bille qui n'a ni haut ni bas. Alors, toutes nos idées les plus noires, que nous soyons des puissants ou des valets, des bourreaux ou des victimes, des patrons ou des prolétaires opprimés, ne sont rien que des tracasseries et des petites contrariétés de la vie, opposées au Vaste Néant qui nous attend. Il n'y a jamais rien de grave, à bien y regarder, jamais rien de bien vital mis à part la proximité du souffle froid des naseaux de la mort qui nous flaire tous sans arrêt comme les chiens sentent la merde des caniveaux. 

59 - PS : Ce qu'il faut avant tout, c'est trouver, et ce, le plus vite possible car il y a comme on dirait "URGENCE", le moyen d'arrêter l'hémorragie du temps, le moyen de colmater la fuite de sang et de serpiller vite fait, avant qu'arrive le propriétaire. Marguerite au rouet pas plus que Lamartine ou que le philosophe n'ont réussi en quoi que ce soit en la matière et ce ne sont pas des aiguilles d'horloge qui tournent à l'envers dans le film d'Alain Tanner "La ville blanche" ou autre subterfuge "de synthèse" qui feront avancer la recherche en ce domaine (si recherche il y a, car au fond à bien y réfléchir il n'y a guère que les hypocondriaques pour être touchés par cette question- je connais même bien des gens qui crient partout qu'ils n'aimeraient pas vivre s'il n'y avait pas la mort! et que mourir n'est rien - ah oui- mais vieillir...).

Il est bien évident que ce travail est stérile et non rémunéré par l'Etat, l'État qui vous le bouffe ce temps si précieux. Chaque minute, chaque nano-seconde est de l'or pour tout être vivant: c'est une évidence que les poètes ont mainte fois transcrite que ce soient les scribes aux maints jointes sur les hiéroglyphes des pyramides ou le plus inconnus des scribouillards que nous sommes tous en puissance. Mais qu'y faire?

Reste la foi pour nous faire oublier notre misérable condition, la foi et son cortège de rituel qui ouvre des parenthèses de silence dans les plus vastes cathédrales ou les simples temples. Alors si ce n'est pas la fin des temps cela en a tout l'air et chanter "Les louanges de Jésus" repose de l'agitation vaine mais pas si vaine que cela puisque c'est elle qui nous fait gagner notre vie.

L'eau coule dans les canalisations de la vie, mais ce n'est qu'une pâle imitation du sang.

 

59- Aussi- Sous quel ciel faire un enfant? Sous quel ciel as-tu été conçu? Je ne sais plus -et me l'a t-on jamais raconté?- d'où je viens: de la nuit sans lune, d'un ciel bas envahi par l'orage, d'une belle journée de printemps faite pour sacrer la vie, d'une lampe familière restée allumée pour mieux voir la peau trembler? Peu importe, me direz-vous? Oui, mais il y a des soirs où l'air est si doux ... la nuit si éclairée par la lune comme quand on s'amusait à la campagne à rouler en voiture tous phares éteints ... le ciel si bleu qu'on croit que c'est la couleur de l'infini ... l'âme si tranquille qu'on croit pouvoir en faire une autre .........................

>>suite 60

© Les éditions de La Maison Nantes 2002.