21- Je suis de plus en plus surpris de l'aptitude qu'ont les gens (sans parler des spécialistes) à prévoir l'avenir. "Cela va s'arranger", "vous allez y arriver", "demain il fera beau", "ça vous fera pas mal", "ça va bien se passer"; j'en passe et des meilleures!

Il est étrange de voir à quel point on s'accroche à une suite optimiste, même parfois pessimiste, des événements de la vie, alors qu'on en sait des milliers de fois moins qu'un ordinateur auquel on aurait fait avaler les paramètres les plus sérieux pour sortir des conclusions, finalement fondées, auxquelles on reprocherait alors de n'être que des statistiques. Je me borne donc à dire "qu'on n'en sait rien de ce qui va arriver demain" et que dans tous les cas on ferait mieux de se taire ou tout au moins d'avoir le courage de dire avant: "peut-être que...". Le "possible" est-il à ce point à rejeter qu'on en oublie le Pire et donc d'en parler sagement, comme faisaient les anciens sur le pas des portes, et même le meilleur qui du même coup passe à l'as lui aussi? Et si nous avions une âme, et si l'Univers n'avait jamais été créé, et si l'été prochain allait être beau? -qu'en savons nous des choses dont nous ne savons rien?-

 

22- Que de métaphores sur les corps et plus encore sur les rapports qu'on (on... le corps lui-même, un autre corps qui parlerait encore du corps?) entretient avec lui: les femmes ont un corps qui leur appartient, et je peux léguer mon corps à la médecine (et non donner mon âme au diable).

Où est ce corps?

Dans quel espace se trouve-t-il?

A corps perdu, c'est le moins qu'on puisse dire. Il n'y a guère que les médecins qui sachent où il est, qui le palpent, le cisaillent, et les sportifs qui en abusent autant que les prostituées, sans se demander un instant ce qu'en penserait leur âme s'ils avaient à son égard si peu d'attention.

 

23- Dans un autobus plein à craquer qui roulait au beau milieu de la carcasse métallique, empli de corps exténués et transpirants mon regard est tombé sur une affiche qui conseillait aux voyageurs d'avoir "l'esprit tranquille" ayant sur eux un titre de transport en règle. Et je me disais en moi-même: drôle d'idée de faire appel à l'esprit qu'on oublie si souvent en pareille circonstance sans me souvenir qu'il ne s'agissait que de morale. Pourtant, dans le fond du même bus des gamins discutaient de je ne sais quoi et lançaient soudain le mot de "sortilège".

24- Alors, à quelques secondes d'intervalle, je trouvais encore étrange que des gosses pensent à ce qu'ils ne savaient sans doute pas être une manifestation de l'esprit. Savaient-ils ce qu'étaient des sortilèges et connaissaient-ils les "sortilèges et l'enfant"? La fatigue accablait toujours les regards mais je voyais soudain dans les yeux de quelques-uns quelque chose qui ressemblait à l'âme.

 

25- Beckett regrette d'être né quand il dit: "c'est long de mourir", comme le poète disait : "la vie est lente". Sommes tous dans une salle d'attente à espérer un je-ne-sais-quoi qui ne viendra jamais. Le même Beckett écrit aussi "mon corps sans moi", mais le possessif le trahit: sans le corps que reste-t-il de moi? Tous les penseurs du monde ont tout écrit à ce sujet et depuis des millénaires, mis à part quelques étranges observations microscopiques au sein des neurones qui ont montré une étrange circulation quasi liquide dont on peut se demander si ce n'est pas cela l'esprit, personne n'a jamais apporté la moindre preuve tangible de l'existence de l'âme. La psyché des psychanalystes me semble encore ce qu'il y a de plus satisfaisant. Alors reste la foi fortement entretenue par les dogmes et les valeurs. On va tous nous égorger comme des porcs et c'est seulement la fumée du sang chaud qui comme celle des crématoires témoignera qu'il y avait peut-être quelque chose dont nous n'aurions jamais dû douter.

26- C'est fou la facilité avec laquelle les gens considèrent qu'ils sont inaltérables, qu'ils échapperont à ce à quoi les rares autres n'ont pas eu la chance d'échapper.

C'est la loterie quotidienne et c'est pas de chance pour ceux qui perdent.

Si je gagnais à la loterie j'aimerais humilier tous mes ennemis avec ce que l'on compte de plus mesquin ici bas: l'argent.

 

27- Pas de confession impudique, pas de lettre volée, pas de fausse pudeur ni d'inadmissible obscénité: j'écris pour ne pas disparaître dans ce qui me ronge et dans ce qui me sépare des deux seuls êtres qui sont en moi autant que je me perds en eux. Mots effacés, mots jetés, perdus dans la corbeille électronique, enfer de prose morte sans idée de postérité peu importe; j'écris pour ne pas tuer, pour que ma haine ne retombe pas sur ceux que j'aime, j'écris comme on brûle des lettres d'amour, pour que la fumée noire qui s'échappe du cendrier devienne une vague espérance de lumière.

 

28- Je suis plus que surpris de voir à quel point les gens aiment donner leur corps ou disons un dérivé; qui son sang, qui son sperme, qui son lait, qui son coeur... et de surcroît , à d'autres dont ils n'ont pas la moindre idée du bon usage qu'ils en feront. Heureusement que la chirurgie de la transplantation a ses limites.

Certains individus ne fabriquent pas assez de larmes: alors moi qui pleure pour un oui ou un non, si je me collais un godet sur la joue pour recueillir tout ce qui suinte comme on fait avec les arbres à caoutchouc? Si les gens donnaient un peu plus de leur coeur, là où dans le temps on plaçait l'âme, il y aurait un peu moins de circulation et d'échanges en tout genre.

 

Et pourtant ... à vous que j'aime je donnerais ma vie pour vous sauver si la vie pouvait se donner. Mais quand on disparaît on n'aide pas les autres à rester. On m'a privé de tous ceux que j'ai aimés et qui ont eu la faiblesse de partir. Et je me demande comment je peux continuer à vivre avec autant de membres amputés.

Mais tout cela n'est qu'une métaphore qui n'explique en rien la douleur de perdre. 

29- A la veille de me faire endormir cliniquement dans une narcose hypothétique, je pense au Roi Lear, qui après la mort de sa fille avoue, mais trop tard:

"j'ai vécu longtemps les yeux ouverts, mais l'âme aveugle".

Alors l'épiphanie viendra-t-elle du fond de mon crâne pour illuminer enfin l'intérieur, si horriblement, si quotidiennement obscur ?

  

30- Depuis que je suis rentré dans la maladie (et non l'inverse qui est une fable) je sais que, plus que jamais, j'ai juré, un jour divin, d'être heureux. Et cela se faisait sans peine avec Toi.

Maintenant je vais devoir lutter pour protéger ce qui nous réunit, et chasser loin ce qui peut nous éloigner l'un de l'autre. Mais je suis si faible, alors que j'ai la force de la haine cachée dans mon ventre ou dans ma tête, je ne sais plus, que je doute de l'énergie qui nous anime et nous consume. Suffit-il de jurer d'être heureux pour y parvenir? Non, c'est évident. Mais ce que je sais c'est que c'est le plus grand devoir que je me suis jamais donné. Alors aujourd'hui, plus tard qu'il y a longtemps, je relève le pari. Que le sang remonte dans l'arbre de vie ... pour toi.

31- Je me souviens avoir vu un grand romancier, qui sous une double personnalité écrivait aussi des policiers, affirmer, assis sur une moleskine confortable de grand café chic, que de toute façon nous étions tous dans une salle d'attente à redouter le moment où la mort viendrait nous dire: "c'est votre tour". Cela satisfaisait tout à fait l'idée que je me faisais de la condition humaine, mais il y avait un hic: l'écrivain, la soixantaine, la calvitie brillante aussi bien entretenue que ses chaussures à deux mille balles (de quoi nourrir toute une famille pendant un mois), son costume Armani sans le moindre faux pli, parlait encore d'une attente de gros bourgeois, donnant à la mort une bonne présentation de mandarin à noeud papillon et non ce qu'elle peut être pour les pauvres, une sale tronche la gueule ouverte. 

Souvent je me dis que je ne souffre pas de ce que je ne connais pas, tout en sachant très bien que j'en crève, de SAVOIR, alors qu'ils me foutent la paix ceux qui, avec les plus beaux alibis de la culture et de la science, veulent me rappeler à l'ordre et me dire sans cesser: "n'oubliez pas qu'en réalité vous attendez votre tour". Et puis la vie serait-elle possible sans cette inconscience divine, qui nous fait espérer qu'on en connaîtra encore, des jours meilleurs...?

 

32- "Encore" cela reste à savoir? - cela est le reste du savoir, cela est ce qui reste du savoir, c'est le reste - la littérature même. Car j'ai beau m'en défendre, je navigue entre l'idée que mon tour est pour tout de suite et l'idée qu'on ne m'appellera jamais. Je suis inconscient comme l' enfant qui n'a pas peur. 

Souvent je joins les mains à la ressemblance du scribe hiéroglyphique et de la cathédrale de Rodin et je m'enfouis les yeux dedans et je pleure et je prie seul face à moi même comme dans un confessionnal vide de son confesseur, comme dans un lieu saint désaffecté de toute âme.

 

33- L'élan du temps me lasse à n'en plus finir. Je crois l'heure du calme venue, mais voici que tombe sur nous le temps de la souffrance, dans notre corps et notre pauvre tête meurtrie. On n'en a jamais fini et c'est ce recommencement qui est une merveille; paraît-il?

 

34- Y-a-t-il une autre écriture que celle de la douleur? question-réponse.

L'écriture n'est-elle que douleur...? douleur de ne pas pouvoir parler à la place. Longtemps la tradition ne fut qu'orale; mais ceux qui se sont tus depuis des siècles n'ont-ils pas souffert pour autant? Rien d'autre ne me semble motiver plus la réalité de la littérature. Le cinéma et ses images, même si ce sont celles de Bergman relèvent d'un blasphème heureux car toujours iconoclaste.

35- "La mort du dytique" ou "La folie des martinets" me semblent être les deux seuls titres possibles de tout ce que je pourrai écrire maintenant. Je veux dire l'histoire de l'insecte qui suffoquait quand j'avais dix ans, la nuit où mon père est mort, et que je tentais vainement de ranimer, croyant encore la chose possible, ou l'histoire de ces oiseaux qu' on dit fous, tant ils font des vrilles dans les ciels d'été. Ils sont l'image même du calme après le noir de l'hiver.

 Encore, certains soirs de Juin, uniquement parce qu'on approche du jour le plus long, béni entre tous, puisqu'il est pour moi celui où le risque de la mort est le moins grand ( Père étant mort pendant son sommeil - certaines femmes disent bien qu'elles se font voler leur accouchement quand elles sont endormies - ) le plus court devrais-je écrire, j'ouvre les fenêtres, même si le ciel est aussi gris qu'en Novembre, pour entendre le Chant des Oiseaux , comme si je prenais le risque d'être maudit si je ne mettais pas une bande son au film de ces jours.

Alors quand les oiseaux décident de se taire, car ils n'ont plus rien à se dire, rien d'autre que les amours, et que les insectes se font rares dans le ciel, je recommence à craindre l'approche de la longue nuit qui est celle de tous les dangers. 

36- Il ne faut pas dire trop fort et trop vite "je ne suis rien", car un jour forcément on se dira qu'on était peut-être TOUT. A chaque fois qu'un être meurt on devrait tous s'arrêter un instant et y réfléchir à deux fois; je veux dire autant que notre ancêtre macaque la fois où il s'est dit avec certitude que cela allait lui arriver à lui aussi. Elles eurent bien ces bêtes l'intelligence de se sentir faire partie de LA communauté.

Et si tout ce qu'on disait sur le rien et le "néant" qui est toujours quelque chose, et donc toujours mieux que rien, n'était que faribole? - Et si c'était l'homme qui avait inventé la mort et avec elle l'idée de la finitude? Cela ne dérange personne de ne voir derrière que l'infini sans origine, avec pourtant tout à refaire? Alors pourquoi pas l'infini devant? Pas d'origine, pas de fin. Ni mère, ni mort: rien que le continuum espace-temps.

Il me semble que la réalité objective du monde est la différence entre la réalité du monde sans l'Homme et la vision subjective que j'en ai. 

37- Précisément, nous y sommes allés dans la maison de Fernando Personne, le capitaine Nemo de la poésie (parce qu'en Latin le mot veut aussi dire: Personne). La ville blanche était bien blanche, le Tage imperturbable nous regardait bien passer, même qu'on a vu les lunettes, la machine à écrire, et la mallette de l'ombre noire figée dans une photo qui revient partout, mais sa maison était massacrée en centre d'études, une galerie mondaine pour artistes en mal d'abstractions, bref il y avait "rien". La chambre était vide et même en regardant par sa fenêtre on n'était pas certain de voir ce qu'il voyait, lui.

 

Toujours on croit que rien ne change, mais c'est un effet d'optique du temps, un effet de style pour écrivain ; tout change au contraire, et dans le café où il s'asseyait comme font tous les habitués, le décor certes n'avait pas bronché , mais les odeurs de tabac n'étaient plus les mêmes, le noms des consommations aussi, et dans les bruits venus de la Plaza del Comercio, il n'y avait pas l'ombre d'un claquement de sabot de cheval, pas l'ombre d'une calèche, pas une femme en noir, pas un seul chapeau. Pauvre Pessoa! Regarde le Tage, c'est encore lui le plus semblable à ce qu'il fut.

38- Ne rien pouvoir écrire d'autre que la douleur ... ne rien devoir écrire d'autre ... sinon il y a toujours mieux à faire ... faire rien "farniente", dormir et puis rêver ... aucun artiste n'a jamais fait plus beau qu'un rêve.

 

39- La haine m'a repris, après m'avoir lâché alors que moi je l'avais presque oublié me sentant Autre enfin, Autre en vain comme disait Lacan juste avant de mourir. Une haine plus féroce que celle des films de psycho-killers, une haine du monde et de tous les systèmes possibles et imaginables. Haine des riches, haines des clochards, haine des mes congénères qui ne valent pas plus qu'une mouche, haine de la création entière qui n'a jamais su faire honneur à son créateur. Les plus beaux couchers de soleil ne sont que les crémations des jours qui entassent des cendres sur la poussière originelle.

 

40- S'il existe un Dieu "c'est lui qu'il faut aimer et non ses créatures"- je dis non à cet intégrisme là. Mais en revanche je dois reconnaître qu'IL doit être bien honteux, et donc que je comprends enfin la parole de Bataille, qu'IL doit avoir honte de lui-même. Non seulement ses créatures ne sont pas parfaites, mais elles sont certainement très éloignées du Modèle. Loin de moi l'idée que la connaissance nous a éloignés du Créateur, car la connaissance seule pouvait nous rapprocher de CE qui a eu l'idée de nous. Pas de place pour le hasard dans le vaste univers: c'est tout au plus le peu que nous avons appris, et ce peu aurait toujours dû être le plus.

 

Je peux savoir pourquoi j'écris, maintenant: j'écris pour Toi à qui je n'ai pas su apprendre que le plus dont je parle est le tout sans majuscule. Le tout petit peu sans quoi nous sommes définitivement rien.

Honte à nous, honte à CE qui nous a fait, pour en arriver là.

>>suite 41

© Les éditions de La Maison Nantes 2002